Entre libertés de circulation et protection du marché national de l’emploi, la question du détachement transnational de travailleurs dans le cadre d’une prestation de services pose le problème de l’équilibre à trouver entre plusieurs objectifs contradictoires. Les exigences du droit de l’Union d’une part, spécialement concernant le caractère fondamental de la libre prestation de services qui ne peut subir d’entraves que dans des cas strictement limités et proportionnés. Les intérêts des entreprises ensuite, qui, grâce à la libre prestation de services, peuvent par exemple remporter des marchés publics dans des pays à forte protection sociale, pour un coût plus faible que les entreprises nationales. Les intérêts des États membres à partir desquels les travailleurs sont détachés également, puisque cela permet d’offrir du travail à leurs entreprises, qui restent soumises à leur législation de sécurité sociale. En revanche, les États membres accueillant les travailleurs détachés seront plus enclins à augmenter l’emprise du droit national sur ces travailleurs de manière à limiter la concurrence par le coût du travail des entreprises étrangères. C’est d’ailleurs pour limiter cette concurrence, qu’ils considèrent déloyale, que les États membres accueillant des travailleurs détachés cherchent à imposer aux prestataires établis dans un autre État membre le respect d’un maximum de dispositions du droit du travail interne. Cela va donc dans le sens des intérêts des travailleurs puisqu’ils bénéficient des règles généralement plus protectrices du droit de l’État membre sur le territoire duquel ils ont été détachés. Mais toute disposition adoptée dans le but de protéger les droits des travailleurs sert en réalité les intérêts économiques de l’État membre accueillant des travailleurs détachés.
L’équilibre entre ces intérêts se trouve dans celui du droit applicable au contrat de travail : entre droit de l’État membre d’envoi et droit de l’État membre d’accueil. Après une abondante jurisprudence de la Cour de justice, une directive sur le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services à été adoptée le 16 décembre 1996 (directive 96/71/CE) dans le but d’adapter, dans le domaine spécifique du détachement de travailleurs, les questions de loi applicable à la relation de travail prévues par la Convention de Rome de 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles. Ce texte réglemente trois variantes du détachement : la prestation directe de services par une entreprise dans le cadre d’un contrat de services, le détachement intragroupe et le détachement par l’intermédiaire de la mise à disposition d’un travailleur par une entreprise de travail intérimaire établie dans un autre État membre. Pour ces travailleurs, la directive a prévu l’application obligatoire d’un noyau dur de règles protectrices de l’État membre d’accueil (art. 3 dir. 96/71). En 2014, une directive d’exécution de la directive détachement a été adoptée (directive 2014/67/UE) en vue d’adopter des instruments nouveaux et renforcés pour combattre et sanctionner les contournements, les fraudes et les abus.
Cependant, loin d’être apaisées, les divergences de vues sur cette question se sont maintenues et apparaissent aujourd’hui clairement dans le débat autour de la révision de la directive 96/71. La Commission a ainsi proposé un texte le 8 mars 2016 dans le but de réviser la directive détachement dans le sens d’une atténuation du dumping social notamment par la promotion du principe « à travail égal, salaire égal ».
Lors des discussions, les États membres de l’Union se sont immédiatement divisés sur l’opportunité d’une telle révision. Pour les pays de l’Ouest et du Nord de l’Europe, cette directive mérite d’être modernisée, notamment pour établir le principe d’une rémunération identique pour un même travail effectué au même endroit. En revanche les États d’Europe centrale et orientale se sont dans un premier temps opposés à une révision qu’ils jugeaient prématurée. Pour ces États, le principe de la rémunération identique ne peut qu’aller à l’encontre des règles relatives au marché intérieur dans la mesure où les différences de taux de rémunération constituent un élément légitime de l’avantage concurrentiel pour les prestataires de services. Certains parlementaires d’Europe centrale et orientale ont même dénoncé une tentative de bâtir des barrières au sein du marché, au bénéfice des entreprises d’Europe de l’Ouest (BQE 11727).
Après plusieurs mois de tractations, les dirigeants autrichien, français, tchèque et slovaque ont déclaré vouloir trouver un compromis au mois d’octobre. Ainsi, le Conseil ‘ Emploi et politique sociale’ (EPSCO) du lundi 23 octobre a permis aux États membres de parvenir, difficilement, à un accord sur des points qui restaient sensibles (durée maximale du détachement, durée de transposition, transports routiers). Le texte issu des discussions prévoit ainsi que la directive révisée ne s’appliquera dans les États membres que 4 ans après son entrée en vigueur, se qui se rapproche des souhaits des pays de l’est qui avaient proposé une durée de transposition de 5 ans alors que les pays de l’ouest demandaient une limitation à 2 ou 3 ans. Pourtant, la commissaire à l’Emploi et aux Affaires sociales, Marianne Thyssen, a affirmé avant le Conseil qu’elle estimait personnellement que la période la plus courte serait la meilleure (BQE 11888 – 23/10/17). Sur la question des transports routiers également les discussions ont été longues. Dans son programme de travail pour 2016, la Commission prévoit des initiatives en faveur de ce secteur notamment pour y renforcer davantage les conditions sociales et de travail, tout en favorisant la fourniture efficace et équitable des services de transport. La proposition de révision de directive du 8 mars 2016 soutient ces initiatives en insérant un nouveau considérant 10 prévoyant que la nature hautement mobile du travail dans les transports routiers pose des difficultés pour l’application de la directive détachement et nécessite donc l’adoption d’une législation spécifique à ce secteur. Les pays de l’Est, mais aussi l’Espagne, le Portugal et l’Irlande, souhaitaient maintenir ce considérant. En revanche, la France et l’Allemagne souhaitaient sa suppression, exigeant que les transports routiers fassent partie du champ d’application de la directive détachement. Le considérant a finalement été maintenu à l’issue du Conseil du 23 octobre mais dans une rédaction différente qui prévoit que les questions et difficultés juridiques particulières soulevées par la mise en œuvre de la directive détachement dans ce secteur « feront l’objet de règles spécifiques pour le transport routier, destinées entre autres à renforcer la lutte contre la fraude et les abus, dans le cadre du paquet “mobilité” ».
Le texte en lui-même contient plusieurs modifications de la directive 96/71 parmi lesquelles la rémunération et la durée maximale du détachement qui ont fait l’objet de longues discussions tant au sein du Conseil que du Parlement. Mais si le texte adopté par le Conseil semble trancher ces deux questions, des incertitudes demeurent sur la suite des négociations.
I. Le texte adopté par le Conseil
C’est notamment sur la rémunération et la durée maximale du détachement que les débats se sont focalisés et, dans ces deux domaines, il semble que le texte final satisfasse plutôt les pays d’Europe de l’Ouest.
a. Rémunération
Alors que la directive 96/71 prévoit l’application aux travailleurs détachés du « taux de salaire minimal » plus favorable de l’État membre d’accueil, la proposition de révision de la directive fait référence à la rémunération, tenant en cela compte de la jurisprudence de la Cour de justice. Dernièrement, la Cour avait précisé la notion de taux de salaire minimal au sens de la directive 96/71 dans un arrêt Sähköalojen ammattiliitto du 12 février 2015 (C-396/13 ; EU:C:2015:86). La Cour avait alors repris un critère dégagé dans des arrêts antérieurs selon lequel seuls les éléments de rémunération qui ne modifient pas le rapport entre la prestation du travailleur et la contrepartie qu’il reçoit peuvent être pris en compte dans la détermination du taux de salaire minimal. Mais ce critère manque de clarté car, comme l’avocat général Walh dans ses conclusions dans cette affaires, il ne fonctionne par exemple pas sur le cas des heures supplémentaires : celles-ci font partie du taux de salaire minimal (art. 3§1 c) et pourtant la contrepartie des heures supplémentaires est justifiée par les conditions dans lesquelles la prestation est fournie et non par la prestation de travail elle-même. Ainsi, la Cour considère que constituent des allocations propres au détachement, incluses dans le salaire minimal, une indemnité journalière destinée à assurer la protection sociale des travailleurs en compensant les inconvénients dus au détachement comme l’éloignement, une indemnité de trajet versée aux travailleurs si le trajet aller et retour quotidien effectué par ceux-ci est d’une durée excédant une heure, le pécule de vacances. En revanche, la prise en charge du logement des travailleurs détachés ainsi que la remise de bons d’alimentation ne sauraient faire partie du salaire minimal et ce même si le libellé de l’article 3, paragraphe 7 de la directive, n’exclut que le remboursement des dépenses de logement et de nourriture effectivement encourues à cause du détachement. En effet, ces frais permettent de compenser le niveau de vie généralement plus élevé dans l’État membre d’accueil, et les inclure dans le calcul du salaire minimal reviendrait, en pratique, à porter le niveau global de rémunération du travailleur en dessous du minimum admis (v. pt 112 des conclusions de l’AG Walh). D’ailleurs en pratique, les employeurs cherchent à contourner la réglementation relative au salaire minimal en prélevant sur le salaire des travailleurs détachés les frais de repas ou de logement.
La proposition de révision du 8 mars 2016 préfère la notion de rémunération à celle de taux de salaire minimal et précise qu’elle « comprend tous les éléments de la rémunération rendus obligatoires par des dispositions législatives, réglementaires ou administratives nationales, par des conventions collectives ou des sentences arbitrales déclarées d’application générale […] ». Les États membres doivent publier ces éléments constitutifs de la rémunération sur le site internet national officiel unique visé à l’article 5 de la directive d’exécution du 15 mai 2014 (2014/67/UE). La directive révisée précisera que cette notion de rémunération est déterminée par l’État membre sur le territoire duquel le travailleur est détaché.
La Commission a été très claire sur ce point dans sa communication du 20 juillet 2007 relative à la proposition de révision de la directive détachement, en ce qui concerne le principe de subsidiarité : « la proposition ne réglemente pas la rémunération, pas plus qu’elle ne définit la rémunération ou ses éléments constitutifs au niveau de l’Union. Elle prévoit simplement que des règles contraignantes en matière de rémunération, telles que définies par les États membres, s’appliquent de manière non discriminatoire aux prestataires de services locaux et transfrontières, ainsi qu’aux travailleurs locaux et détachés ». La directive révisée apporte cependant une indication importante sur le contenu de la rémunération puisque celle-ci doit intégrer les allocations propres au détachement tant qu’elles ne sont pas versées à titre de remboursement des dépenses effectivement encourues à cause du détachement (dépenses de voyage, logement, nourriture). En outre, la proposition de révision telle qu’issue du Conseil du 23 octobre contient un nouveau considérant 12 bis qui précise que la notion de rémunération devrait comprendre, sans s’y limiter, tous les éléments du taux de salaire minimal précisés par la Cour de justice de l’Union européenne.
Lorsque cette question a été discutée par les eurodéputés en Commission de l’emploi et des affaires sociales le 23 mars, plusieurs députés ont proposé d’abandonner le remplacement de la notion de « salaire minimal » par celle de « rémunération » et certains députés d’Europe centrale et orientale ont proposé une solution intermédiaire conservant la notion de « salaire minimal » en y ajoutant certaines primes et indemnités. C’est finalement la proposition initiale de la Commission qui a prévalu.
b. Durée du détachement
Les débats sur la question de la durée du détachement n’auraient pas dû être si poussés car en pratique, les détachements dépassent rarement les 5 à 6 mois et la mise en place d’une durée maximale d’au moins un an aurait été plus facilement adoptée si le nouveau président français n’avait pas insisté publiquement sur la diminution du délai prévu par la proposition de 24 à 12 mois. En effet, dès le début des négociations, certains États membres d’Europe centrale et orientale (Pologne, Hongrie, Slovaquie, République tchèque) ont considéré qu’une durée maximum de 24 mois était un compromis équilibré. La Présidence du Conseil de l’UE était également favorable à une période de 24 mois mais finalement, c’est la durée plus courte de 12 mois préférée par la France, l’Italie, la Belgique, l’Allemagne, la Grèce, l’Autriche, le Luxembourg et les Pays-Bas qui a été acceptée et entérinée par le Conseil.
La proposition de directive du 8 mars 2016 avait inséré un article à la directive prévoyant qu’au-delà de 24 mois, le travailleur détaché était supposé accomplir habituellement son travail dans l’État membre sur le territoire duquel il exécute sa prestation de travail. En conséquence, il n’était plus soumis aux règles de la directive, mais uniquement aux règles plus générales de conflits de lois applicables au contrat de travail prévues par le Règlement Rome I (593/2008). Cela signifiait donc que la loi applicable au contrat de travail d’un travailleur détaché au-delà de 24 mois était celle choisie par les parties, à l’exception des règles d’ordre public de l’État membre sur le territoire duquel le travailleur est détaché. Cela n’apportait pas une modification majeure à la situation actuelle, puisque la loi choisie par les parties est toujours celle de l’État à partir duquel le travailleur a été détaché. En outre, cela ne changeait rien au fait que le travailleur détaché reste exclu du champ d’application de la libre circulation des travailleurs conformément à une jurisprudence constante de la Cour de justice, ce qui implique qu’ils ne bénéficient pas, même au-delà de 24 mois, de l’égalité de traitement avec les travailleurs nationaux, notamment en ce qui concerne l’accès aux avantages sociaux.
Cependant, la proposition de directive telle qu’issue du Conseil du 23 octobre a supprimé l’article de la proposition initiale pour le remplacer par un nouveau paragraphe inséré à l’article 3 et précisant qu’au-delà de 12 mois, l’État membre sur le territoire duquel le travailleur est détaché doit veiller à ce que, quelle que soit la législation applicable à la relation de travail, les prestataires garantissent à leurs travailleurs toutes les conditions de travail et d’emploi fixées (sauf exceptions concernant les régimes de retraite complémentaires et les règles relatives à la conclusion et résiliation du contrat de travail), dans l’État membre d’accueil, par des dispositions législatives, réglementaires ou administratives ou par des conventions collectives déclarées d’application générale.
Cette nouvelle formulation appelle deux remarques. D’abord, le délai de 24 mois de la proposition initiale est ramené à 12 mois (mais peut être porté à 18 mois) ce qui satisfait les pays de l’ouest tout en n’emportant pas de conséquences majeures puisque les détachements dépassent rarement ce délai. Ensuite, la directive révisée maintient, au-delà de 12 mois de détachement, un régime particulier de conflit de loi applicable au contrat de travail dans le cadre d’un détachement puisqu’elle rend applicables au travailleur détaché plus de dispositions du droit de l’État membre d’accueil que le Règlement Rome I. Ainsi, même si le travailleur détaché ne bénéficie pas de l’égalité de traitement avec les travailleurs nationaux, un pas est franchi dans cette direction avec cette proposition.
II. Les incertitudes persistantes
La première incertitude qui persiste concerne la base légale de la directive. La directive 96/71 est basée sur les articles 53 et 62 TFUE prévoyant l’adoption par le Conseil de directives dans le domaine de la libre prestation de services. La seule base juridique relève donc du domaine d’une liberté économique du traité, ce qui influe nécessairement sur les interprétations que la Cour de justice adopte du texte. Déjà au moment de l’adoption de cette directive, le Comité économique et social avait critiqué cette base juridique comme portant à confusion puisqu’elle ne correspond pas aux objectifs affichés de cette directive concernant la protection des droits des travailleurs. Le texte proposé par le Parlement européen ajoute comme base juridique l’article 153 TFUE qui prévoit que l’Union soutient et complète l’action des États membres dans certains domaines de droit social, y compris par l’adoption de directives. Cette modification de la base juridique pourrait avoir une influence sur l’interprétation postérieure de la directive dans la recherche d’un équilibre entre promotion de la libre prestation de services et protection des droits des travailleurs puisque la Cour de justice est nécessairement encadrée, dans son interprétation d’un texte, par sa base juridique. Cependant, le texte adopté par le Conseil EPSCO du 23 octobre n’envisage pas une telle extension de la base juridique de la directive et Marianne Thyssen, commissaire à l’Emploi et aux Affaires sociales, a confirmé, à l’issue du Conseil, son désaccord avec cette mesure proposée par le Parlement (BQE 11890). D’ailleurs, un représentant de la Commission a déjà précisé aux députés qu’une double base juridique pour une directive était exceptionnel et ne se justifiait pas pour le détachement de travailleurs puisque le but de la directive était surtout d’assurer le bon fonctionnement du marché intérieur (BQE 11752).
L’autre incertitude porte sur la proposition du Parlement de permettre aux États membres, s’ils en décident ainsi, de se fonder sur des conventions collectives non déclarées d’application générale mais représentatives de la zone géographique, de la profession ou du secteur concerné, et qui offrent les conditions de travail et d’emploi les plus favorables aux travailleurs. Cette disposition permettrait d’éviter des situations dans lesquelles une convention collective n’a pas été expressément déclarée d’application générale mais s’applique tout de même à une grande partie des travailleurs du secteur. Cela était par exemple le cas dans l’affaire Rüffert (C-346/06) dans laquelle un Land allemand n’avait pu imposer l’application des dispositions relatives au taux de salaire minimal issues d’une convention collective qui n’avait pas été déclarée d’application générale. Une telle disposition permettrait donc aux États membres d’accueil d’étendre à de plus nombreuses sources le champ d’application de leur droit interne aux travailleurs détachés.
Il semble toutefois peu probable que de telles dispositions puissent être adoptées dans le texte final compte tenu des réticences persistantes des États membres de l’est qui ont opposé un carton jaune lorsque la Commission a publié sa proposition de révision en 2016. Les difficultés qui ont entouré les négociations du compromis adopté par le Conseil le 23 octobre ne laissent pas présager une possible entente sur des sujets allant plus loin dans la protection des travailleurs et donc favorisant les intérêts des États membres de l’ouest, accueillant des travailleurs détachés. Pour Michel Theys (BQE 11896), l’accord final ne pourra pas être optimal et « [b]ien d’autres avancées seront nécessaires après sa conclusion pour que ‘l’Europe sociale’ passe du statut de slogan incantatoire à celui de réalité tangible. Il n’empêche, la commissaire aux Affaires sociales, Marianne Thyssen, et le président Juncker ont eu le mérite d’affronter et de tenir le cap face aux vents contraires violents qui, venus de l’Est, se levaient contre la proposition de révision d’une directive rendue obsolète par les derniers élargissements. »