par Henri Labayle, CDRE
Lire la jurisprudence de la Cour de justice avec les lunettes du droit français ne protège pas de la myopie juridique, l’affaire Melki l’avait déjà démontré en son temps (H. Labayle, Ordonner le dialogue des juges, RFDA 2010 p. 659). Deux arrêts de la chambre civile de la Cour de Cassation confirment ce sentiment, le 5 juillet 2012. Faisant suite à un avis de la Chambre criminelle un mois plutôt, le juge judiciaire constate l’impossibilité de concilier la garde à vue d’un étranger en séjour irrégulier avec les exigences de la directive 2008/115 dite directive « retour », « telle qu’interprétée par la Cour de justice ».
Ouvrant le parapluie de l’autorité de la jurisprudence du Kirchberg, elle accrédite ainsi l’idée, abondamment développée dans de nombreux commentaires, que le droit de l’Union européenne rendrait impossible, par son laxisme, le contrôle et l’éloignement des étrangers en situation irrégulière…
Or, la vérité du droit positif n’est pas tout à fait celle que l’on dit solennellement, quai de l’Horloge.
L’incompréhension de la politique européenne d’immigration est malheureusement répandue dans les cénacles français. L’outrance y côtoie l’ignorance, du discours de Villepinte au programme d’un parti politique vainqueur des dernières élections législatives ne craignant pas de qualifier le droit des étrangers comme un « acte de souveraineté nationale », un quart de siècle après Schengen et les révisions constitutionnelles qui y ont fait suite … Last but not least, la sauvegarde bienvenue des droits fondamentaux des étrangers se fait ici directive « retour » au poing, directive « de la honte » vilipendée hier encore par des contempteurs la célébrant bruyamment aujourd’hui pour le mauvais tour ainsi joué au droit interne.
En l’espèce, la Cour de cassation n’aura rien fait pour restaurer la compréhension. Son raisonnement impute à la Cour de justice exactement le contraire de ce que celle-ci écrit sans ambages : la garde à vue d’un étranger en situation irrégulière est autorisée par la directive retour… Par quel méandres intellectuels a-t-on pu en arriver là ?
1. Eléments de contexte
Le premier épisode de ce feuilleton, fidèlement relayé par l’excellent blog Combat pour les droits de l’Homme auquel on renverra, est un arrêt de la Cour de justice rendu dans une procédure préjudicielle d’urgence (PPU) italienne. L’arrêt El Dridi (C-61/11), le 28 avril 2011, fit ainsi l’effet d’un coup de tonnerre. La CJUE y indique que l’emprisonnement d’un étranger en situation irrégulière, pour ce seul motif, contrevient à l’effet utile de la directive « retour ». Constat logique : au mieux cette détention retarde le retour et, au pire, elle l’empêche.
L’effet dévastateur de cette interprétation en droit interne était facile à deviner. Sans surprise, la Cour fut à nouveau saisie, par un juge français cette fois-ci. Ce dernier s’inquiétait de la compatibilité de l’article L.624-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers instituant un délit de séjour irrégulier avec la directive « retour », le requérant s’appuyant sur la jurisprudence El Dridi pour contester le fondement de sa garde à vue. Instruite de la sensibilité des questions, la grande chambre de la Cour y répondit, le 6 décembre 2011, dans son arrêt Achugbabian (C- 329/11).
Avec un luxe de précautions ménageant la susceptibilité des Etats membres, la Cour dessine leur marge d’autonomie. Elle indique d’abord que la directive « retour » ne porte que sur le retour de ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier. Elle n’a donc pas pour objet d’harmoniser dans leur intégralité les règles nationales relatives au séjour des étrangers. Par conséquent, « cette directive ne s’oppose pas à ce que le droit d’un État membre qualifie le séjour irrégulier de délit et prévoie des sanctions pénales pour dissuader et réprimer la commission d’une telle infraction aux règles nationales en matière de séjour » (considérant 28).
Le juge européen enchaîne ensuite en indiquant que la législation de l’Union en matière migratoire n’exclut pas la compétence pénale des États membres dans le domaine de l’immigration clandestine et du séjour irrégulier. Elle les oblige cependant à « aménager leur législation dans ce domaine de manière à assurer le respect du droit de l’Union » et donc à ne pas « appliquer une réglementation pénale susceptible de mettre en péril la réalisation des objectifs poursuivis » par la directive « retour » c’est-à-dire précisément le retour de l’étranger dans son pays d’origine.
Aussi, en se penchant sur l’espèce Achughbabian, la CJUE ne peut que constater l’incompatibilité de l’article L. 621-1 CESEDA avec la directive puisqu’emprisonner l’étranger par principe est susceptible de contrarier l’objectif prioritaire de son retour.
Schématiquement, son arrêt dessine ainsi un scénario passablement compliqué en vertu duquel la légalité de la détention d’un ressortissant de pays tiers dépend des moments de la procédure : elle est d’abord autorisée à titre préventif afin de déterminer le caractère régulier ou irrégulier de son séjour, ensuite interdite pendant la procédure de retour durant laquelle la personne ne peut être placée qu’en rétention administrative en vue de son éloignement dans les limites prévues par la directive 2008/115, enfin elle redevient possible dans le cadre d’une condamnation pénale pour séjour irrégulier si le ressortissant de pays tiers se maintient sur le territoire sans motif valable après l’échec de la procédure d’éloignement.
Assimiler cette complexité était manifestement au dessus des forces des autorités politiques (circulaire 11-04-C39 du 13 décembre 2011) et judiciaires françaises, malgré d’excellents commentaires (G. Poissonnier, Etranger en simple situation irrégulière : il y a urgence à légiférer, Dalloz 2012 p. 333) . D’où le faux pas de la chambre civile de la Cour de cassation.
2. Droit européen et garde à vue d’un étranger en séjour irrégulier
Attribuer la responsabilité principale du blocage juridique de l’éloignement des étrangers à la Cour de justice parce qu’elle empêcherait de les retenir pour ce faire est un non sens. Non seulement la Cour ne prohibe pas le principe de la garde à vue d’un étranger en situation irrégulière mais elle en détermine les modalités d’acceptation.
En quelques considérants, la Cour de justice a opéré les clarifications nécessaires, le 6 décembre 2011.
En premier lieu, elle indique expressément que la directive « retour » « ne s’oppose pas à un placement en détention en vue de la détermination du caractère régulier ou non du séjour d’un ressortissant d’un pays tiers ». Pour ce faire, elle sollicite le dix-septième considérant de la directive attribuant au droit national le soin de régler « les conditions de l’arrestation initiale de ressortissants de pays tiers soupçonnés de séjourner irrégulièrement dans un État membre ». La Cour donne acte ici au gouvernement français en remarquant qu’il « serait porté atteinte à l’objectif de la directive 2008/115, à savoir le retour efficace des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, s’il était impossible pour les États membres d’éviter, par une privation de liberté telle qu’une garde à vue, qu’une personne soupçonnée de séjour irrégulier s’enfuie avant même que sa situation n’ait pu être clarifiée » (considérant 30).
Elle cadre même ensuite les conditions mises à cette privation de liberté : « les autorités compétentes doivent disposer d’un délai certes bref mais raisonnable pour identifier la personne contrôlée et pour rechercher les données permettant de déterminer si cette personne est un ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier ». Elle en éclaire les causes : la détermination du nom et de la nationalité de l’étranger peut, en cas d’absence de coopération de l’intéressé, s’avérer difficile autant que la vérification de l’existence d’un séjour irrégulier peut, elle aussi, se révéler complexe, notamment lorsque l’intéressé invoque un statut de demandeur d’asile ou de réfugié.
Alors c’est vrai, on est bien loin ici de la garde à vue à la française, palliatif si commode pour remédier aux lenteurs et défaillances administratives internes, au mépris des droits individuels… Il conviendra donc que les autorités nationales agissent avec « diligence » afin d’éviter de porter atteinte à l’objectif de la directive 2008/115. Une fois constatée l’irrégularité du séjour, lesdites autorités doivent, l’article 6 §1 de ladite directive le leur impose, adopter une décision de retour, sans préjudice des exceptions prévues, et c’est là l’essentiel.
La Cour de justice donne enfin quitus, dans son considérant 32, aux trois possibilités que la directive « retour » ouvre au droit national :
- la qualification délictuelle du séjour irrégulier de l’étranger ;
- la prévision de sanctions pénales, y compris d’emprisonnement pour réprimer ce séjour ;
- la détention de ce ressortissant en vue de la détermination du caractère régulier ou non du séjour de celui-ci.
Dans ces conditions, présenter la jurisprudence européenne comme attentatoire aux compétences souveraines des Etats et à leur volonté de lutter contre l’immigration illégale, par ailleurs objectif de l’Union proclamé dans l’article 79 TFUE, est totalement déplacé.
Ce n’est pas pour autant que le droit français de la garde à vue se conforme à ces prescriptions.
3. Droit français et garde à vue d’un étranger en séjour irrégulier
Dès réception de l’arrêt de la Cour, les difficultés se sont amoncelées pour le droit français, le Conseil constitutionnel refusant courageusement son concours (2011-217 QPC du 3 février 2012, note A. Levade, JCP 20 février 2012 n° 8 p. 350). Parce que la garde à vue en droit français est destinée à priver de liberté une personne susceptible d’avoir commis un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement, son emploi en matière migratoire pose évidemment problème, la mise en cause européenne du délit institué par le législateur français privant de support la garde à vue de l’étranger. Il importait d’en tirer la leçon d’une manière compatible avec l’effet utile de la directive.
Plusieurs attitudes étaient alors concevables et l’on préfèrera la première.
La logique comme le droit invitaient à suivre scrupuleusement l’arrêt Achugbabian, dans sa construction, en usant de l’échappatoire complexe ouverte à destination du système français. L’arrêt proposait un véritable mode d’emploi à destination du juge national, volontairement sans aucun doute. La CJUE y indiquait expressément d’une part ce qui est possible et de l’autre ce qui ne l’est pas. Est-il encore besoin de rappeler au juge français que le dispositif d’un arrêt de la CJUE est obligatoire ?
Est donc autorisée une réglementation nationale qui « permet l’emprisonnement d’un ressortissant d’un pays tiers auquel la procédure de retour établie par ladite directive a été appliquée et qui séjourne irrégulièrement sur ledit territoire sans motif justifié de non‑retour ».
En revanche, est interdite « une réglementation d’un État membre réprimant le séjour irrégulier par des sanctions pénales », à deux conditions près. Cette interdiction vaut, nous dit la Cour, « pour autant » d’abord que cette réglementation permette « l’emprisonnement d’un ressortissant d’un pays tiers qui, tout en séjournant irrégulièrement sur le territoire dudit État membre et n’étant pas disposé à quitter ce territoire volontairement, n’a pas été soumis aux mesures coercitives visées à l’article 8 de cette directive ». A cette première condition, la CJUE ajoute un « et » à la fois cumulatif et significatif d’une seconde condition : cet étranger « n’a pas, en cas de placement en rétention en vue de la préparation et de la réalisation de son éloignement, vu expirer la durée maximale de cette rétention ».
En d’autres termes, l’incompatibilité de la directive « retour » et de la réglementation interne dépend de l’addition de ces deux conditions.
Le 5 juillet 2012, la chambre civile de la Cour de cassation n’a cure de cette analyse grammaticale. Elle emprunte une autre voie en tirant une conclusion différente de la jurisprudence de la Cour dont elle se réclame pourtant. De son point de vue, la directive « retour » telle qu’interprétée par la CJUE « s’oppose à une réglementation réprimant le séjour irrégulier d’une peine d’emprisonnement, en ce que cette réglementation est susceptible de conduire, pour ce seul motif, à l’emprisonnement d’un ressortissant d’un pays tiers, lorsque ce dernier, non disposé à quitter le territoire national volontairement » entre dans deux cas de figure distincts. « Soit », il n’a pas été préalablement soumis à l’une des mesures coercitives prévues à l’article 8 de cette directive, nous dit-elle, « soit » il a déjà fait l’objet d’un placement en rétention, mais n’a pas vu expirer la durée maximale de cette mesure.
Il s’agit d’une erreur. A aucun instant, la CJUE ne dessine d’option ou de choix alternatif, bien au contraire. Le juge européen suspend la compatibilité du droit national avec le droit de l’Union à la réalisation d’une succession de mesures progressives dont le paroxysme est la privation de liberté en vue de l’éloignement, construction superbement ignorée par le juge français. Autant du reste que la possibilité de voir le retour être tout simplement impossible parce qu’entrant dans un cas visé par la directive.
Que nous importe ensuite (dans le cadre de ce billet d’humeur bien sûr) si, dans sa confrontation avec le droit de l’Union, le droit français de la garde à vue ne résiste pas à l’épreuve, ni à Luxembourg ni à Paris. L’autorité administrative, par voie de circulaire, puis le législateur bientôt sans doute, y pourvoiront et l’on ne pleurera pas l’obstination précédente ayant conduit à l’impasse.
Le propos consiste ici à regretter que l’on parvienne à ce résultat par cette voie, que le droit de l’Union européenne soit présenté une fois encore dans une décision de justice française comme la cause de l’échec du droit interne quand il n’en est que le révélateur. L’irréalisme des procédures kafkaïennes du CESEDA ne doit rien à l’intégration européenne, pas davantage que leur utilisation politicienne.
La sensibilité de l’harmonisation du droit européen de l’immigration est suffisante pour que sa complexité ne soit pas utilisée pour transformer ce droit en bouc émissaire des frustrations nationales, politiques comme judiciaires. Davantage qu’une erreur, il s’agit là d’une faute du juge français, conduisant l’opinion publique à douter de la légitimité du droit de l’Union. Elle n’en demande pas tant.