par Henri Labayle, CDRE
Le temps des présidences flamboyantes de l’Union est loin, lorsque le volontarisme d’un Etat membre pouvait bousculer les lignes de l’immobilisme conjoint des institutions et des gouvernements nationaux.
Dans ce contexte, l’achèvement de la présidence chypriote de l’Union et la présentation de son bilan en matière JAI conduisent à un sentiment fait à la fois d’un certain étonnement et d’une satisfaction relative. Au regard de la faiblesse du Programme de la présidence chypriote au début de l’été, du contexte environnant et de l’avancement des dossiers, ce bilan (Cyprus Presidency of the Council of the European Union 2012, “Impressive account of the Cyprus Presidency on justice and security”) est loin d’être négatif, ce que la lecture des conclusions des conseils JAI du 25 octobre 2012 et du 6 décembre 2012 confirme.
Les objectifs de la présidence
Il faut être clair, justice et affaires intérieures ne faisaient pas vraiment partie des 4 priorités dégagées par la présidence chypriote, le dossier « asile » étant simplement (et logiquement) relié à une exigence de solidarité. On ne donnait donc pas cher de la progression des dossiers JAI, la « solidarité et la cohésion sociale » étant mis en exergue à juste titre dans une Union en pleine tempête économique, à l’image de la situation de l’Etat exerçant la présidence.
Rien d’encourageant ne poussait donc à l’optimisme, indépendamment des capacités intrinsèques de la diplomatie chypriote appelée à cette fonction pour la première fois depuis son adhésion.
La lente descente aux enfers de la Commission, incapable de se dégager du slogan « légiférer moins pour légiférer mieux » justifiant ses démissions successives, la priorité évidemment donnée par l’Union aux dossiers financiers et économiques, le regain de la crise de la zone euro, les tensions avec le Royaume Uni constituaient autant de raisons de craindre ce que les diplomates appellent pudiquement une « présidence de transition ».
Pourtant, à l’image du rôle d’un honnête courtier, la présidence chypriote a incontestablement engrangé des succès qui ne masquent pas des blocages durables.
Le bilan en matière d’asile et d’immigration
L’essentiel des enjeux était centré sur la refonte du régime d’asile européen commun (RAEC). Celui-ci concerne à la fois concernant la révision des grandes directives le composant (la directive « procédure », la directive « qualification », la directive « conditions d’accueil ») mais aussi le règlement Eurodac et la révision du régime de Dublin, mis à mal par la crise grecque et les jurisprudences NSS et MS commentées ici par ailleurs.
– Des progrès
A la surprise des observateurs, l’injonction du Conseil, en juin 2011, d’achever les travaux fin 2012 a quasiment été tenue par les acteurs en présence puisque les négociations sont entrées dans leur phase terminale. Il est bon d’en rappeler les principaux termes.
Le Conseil a ainsi acté l’accord politique passé avec le Parlement sur la directive « conditions d’accueil », laquelle devra être adoptée formellement par les deux co-législateurs, ne liant pas le Royaume Uni, l’Irlande et le Danemark. S’ajoutant à la nouvelle Directive 2011/95 adoptée le 13 décembre 2011 relative aux conditions que doivent remplir les ressortissants de pays tiers pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, il s’agit là d’un progrès substantiel.
Le nouveau texte améliore en effet les garanties offertes aux individus : leur détention ne sera possible que sur la base d’une déclaration individuelle démontrant qu’aucune alternative moins contraignante à la détention ne peut être appliquée. La limite temporelle pour accéder au marché du travail est abaissée de douze à neuf mois et un régime spécifique est réservé aux personnes vulnérables.
Par ailleurs, la négociation relative à la refonte de la directive « procédures » a progressé au point que le Coreper a adopté le compromis global permettant l’ouverture du trilogue avec le Parlement.
L’accord relatif au règlement « Eurodac » a également été acté au sein du Conseil, la Commission ayant proposé en 2011 de permettre aux services répressifs d’accéder à cette base de données dactyloscopiques centrale au niveau de l’UE, dans le respect de conditions strictes en matière de protection des données, aux fins de la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée. La négociation avec le Parlement a débuté fin décembre et elle devrait aboutir.
L’accord politique passé avec le Parlement à propos du « règlement Dublin » demeure cependant le principal acquis de cette présidence, à partir d’un dossier ouvert en 2008. Malgré les critiques portant sur le principe même du traitement par le premier pays d’accueil, le dispositif proposé a été validé. Pour l’essentiel, sa nouveauté tient dans l’institution d’un « mécanisme d’alerte précoce », qui évalue le fonctionnement pratique des systèmes nationaux d’asile et assiste les Etats en temps de crise, les garanties offertes aux demandeurs d’asile déboutés ayant été améliorées.
– Des obstacles
En revanche, la présidence chypriote n’est pas parvenue à débloquer un certain nombre de dossiers sensibles, au premier rang desquels figure Schengen, et ce à un double titre.
La question de l’accès de la Roumanie et de la Bulgarie à l’espace Schengen demeure dans l’impasse politique dans laquelle elle est plongée.
D’abord car la nature politique des deux régimes en question persiste à nourrir la prévention de certains Etats membres, qu’elle soit avouée (pour ce qui est des Pays Bas) ou non (pour ce qui est de nombre d’autres). Ici, le jeu de l’unanimité explique donc que la question ait été renvoyée à plus tard lors du Conseil d’octobre 2012. En l’état, la ligne actuelle de négociation préconise une approche en deux étapes : dans un premier temps, les contrôles aux frontières intérieures maritimes et aériennes seraient abolis avec et entre ces deux Etats membres tandis que les contrôles aux frontières terrestres disparaîtraient dans une seconde étape.
Ensuite parce que la méfiance affichée à l’encontre des deux Etats membres s’est élargie au principe même de la libre circulation personnelle sans entraves. L’année 2014 constituant la date à laquelle ces entraves à l’accès au marché du travail des ressortissants bulgares et roumains devraient disparaître, la radicalisation de la position britannique témoigne d’une évolution problématique puisque n’excluant pas de revenir sur les accords passés (The Guardian, 7.10. 2012). Il paraît évident que cette position n’est pas isolée.
La gouvernance de Schengen et la question particulièrement sensible de l’évaluation mutuelle dans ce cadre n’ont, en apparence au moins, pas évolué non plus. Les positions du Conseil se sont bornées à entrouvrir l’accès à la procédure d’évaluation à la Commission, en amont pour la préparation et en aval, pour son suivi.
Le bilan en matière de justice et d’entraide répressive
Là encore, l’aboutissement d’un certain nombre de dossiers majeurs constitue un progrès majeur et heureux, en attente de publication au Journal officiel.
La refonte du réglement “Bruxelles I” a été actée par le Conseil lors de sa réunion du 6 décembre 2012. L’objectif de ce règlement concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale est de faciliter et d’accélérer la circulation des décisions en matière civile et commerciale au sein de l’UE, conformément au principe de la reconnaissance mutuelle et aux lignes directrices du programme de Stockholm.
Cette refonte simplifiera considérablement le système instauré initialement par le règlement “Bruxelles I” car il supprimera l’exequatur, c’est-à-dire la procédure de déclaration constatant la force exécutoire d’une décision dans un autre État membre. En vertu des nouvelles dispositions, une décision rendue dans un État membre sera reconnue dans les autres États membres sans aucune procédure particulière et, si elle est exécutoire dans l’État membre d’origine, elle le sera également dans les autres États membres, sans déclaration constatant la force exécutoire.
Le « brevet européen » adopté le 10 décembre 2012 marque à la fois la fin d’un conflit entre Etats membres et une avancée du droit de l’Union censée réduire de plus de 80% le cout de l’obtention d’une protection par brevet. Cette adoption met fin à une « Odyssée de près de 40 ans » pour reprendre les termes d’Herman Van Rompuy saluant cet aboutissement.
Le «brevet européen à effet unitaire» est un brevet européen auquel est conféré un effet unitaire sur le territoire de tous les États membres participants en vertu du règlement. Les brevets européens sont délivrés avec le même ensemble de revendications dans tous les États membres participants et ils doivent se voir conférer un effet unitaire dans ces mêmes États, à la condition que leur effet unitaire ait été enregistré dans le registre de la protection par brevet unitaire.
On notera que cette adoption a eu lieu sous la forme d’une coopération renforcée unissant l’ensemble des Etats membres auxquels l’Espagne et l’Italie ont refusé de se joindre en raison du régime linguistique retenu. Le sort de l’instance contentieuse qu’ils ont introduite à l’encontre de la décision du Conseil de recourir à cette coopération a été commentée ici et paraît mal engagée, à suivre les conclusions de l’avocat général.
La directive 2012/29 adoptée le 25 octobre 2012 établit des normes minimales concernant le niveau de protection, le soutien et l’accès à la justice des victimes de la criminalité dans tous les États membres de l’UE. Elle remplace la décision-cadre 2011/220 du Conseil relative au statut des victimes dans le cadre de procédures pénales, actuellement en vigueur. Elle oblige les États membres à fournir des informations aux victimes, par exemple en ce qui concerne la décision de ne pas poursuivre la procédure, et à fournir ces informations dans une langue que la victime peut comprendre. La directive veille également à ce que chaque victime bénéficie selon ses besoins de mesures de protection spécifiques pendant la procédure pénale, et elle prévoit des mesures de soutien pour les victimes et les membres de leur famille.
On terminera enfin cet état des lieux avec deux dossiers significatifs de l’état de la construction de l’ELSJ.
L’évaluation du Programme de Stockholm, à mi parcours (doc. 15921/12), a surgi brusquement et façon bienvenue au Conseil JAI de décembre 2012, sans que nul n’ait semblé en ressentir un besoin particulier. Au vu de l’exercice démocratique qui en résulte, de l’appréciation de l’efficacité de l’Union qui en découle, on mesure l’ampleur de la tâche qui reste à accomplir, même lorsque l’ambition initiale des projets est réduite, comme c’est ici le cas.
L’observateur se prend alors à regretter le temps où un véritable Commissaire tenait un « tableau de bord » de cette mise en œuvre des objectifs de l’Union, permettant ainsi de pointer les responsabilités de chacun, dans les succès comme dans les échecs.
Le second dossier problématique est celui des négociations de l’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’Homme. Chacun sait que la phase technique de la négociation est largement achevée et qu’il ne reste que le plus difficile : l’appui des Etats membres. Qu’il fasse ouvertement défaut, avec le Royaume Uni, ou plus insidieusement, avec la France, cet appui des Etats pose aujourd’hui la question de l’aboutissement de ce dossier dans un délai raisonnable.
La transparence et la démocratie au nom desquelles cet effort est fait ne mériteraient-elle pas une autre information que la langue de bois du communiqué du Conseil selon lequel il « prend note » de l’état de l’avancement de ces négociations ?