par Laura Delgado, CDRE
La Cour de Justice s’est prononcée, le 26 février 2013, dans un arrêt Fransson (C-617/10), sur les sanctions imputables au manquement à des obligations fiscales, notamment en matière de TVA, délivrant à cette occasion des enseignements déterminants
En l’espèce, Monsieur Fransson, un contribuable suédois, se plaignait d’être poursuivi pour fraude fiscale devant la juridiction pénale, après avoir acquitté une amende fiscale consécutive au non-respect de ses obligations déclaratives en matière de TVA. Il soutenait que ce cumul de sanction était contraire au principe ne bis in idem garanti par l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne et l’article 4 du Protocole 7 de la CEDH. La décision de sanction fiscale étant motivée par les mêmes faits, le Haparanda tingsrätt avait décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour 5 questions préjudicielles.
Comme le fait très justement rappeler l’Avocat General Cruz Villalón dans ses conclusions du 12 juin 2012, « derrière l’apparente simplicité de l’affaire, à savoir la sanction du manquement à des obligations fiscales […], la présente question préjudicielle soulève deux problèmes particulièrement délicats qui suscitent une certaine perplexité ». On peut y ajouter une troisième interrogation.
La première question est celle de la recevabilité de l’affaire devant la Cour de Justice, compte tenu de son caractère a priori interne (I). Le second problème est un problème de fond ; celui de l’applicabilité du principe ne bis in idem en cas de cumul du pouvoir de sanction administrative et de ius puniendi de l’Etat membre dans la répression d’un tel comportement frauduleux. Il implique l’interprétation de l’article 50 de la Charte (II). La troisième interrogation porte sur la place du juge de l’Union dans le règlement des conflits entre le juge national et le juge de Strasbourg (III).
I. « Mise en œuvre du droit de l’Union » et compétence de la Cour de justice
Afin d’établir sa compétence, la Cour devait déterminer si les sanctions fiscales infligées à M. Fransson et les poursuites pénales intentées contre ce dernier procédaient d’une mise en œuvre du droit de l’Union par l’Etat suédois. En effet, aux termes de l’article 51-1 de la Charte, « les dispositions de la présente Charte s’adressent aux institutions, organes et organismes de l’Union dans le respect du principe de subsidiarité, ainsi qu’aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union ».
Ainsi, si la réglementation en cause « mettait en œuvre le droit de l’Union », la Cour saisie à titre préjudiciel était compétente et n’avait d’autre choix que de fournir les éléments d’interprétation nécessaires à l’appréciation par la juridiction nationale de la conformité de ce texte avec les droits fondamentaux (CJCE, 18 juin 1991, ERT/ DEP, C-260/89, CJUE, 15 novembre 2011, Dereci, C-256/11). En revanche, si la réglementation nationale ne se situait pas dans le cadre du droit de l’Union, la Cour de justice ne pouvait pas se déclarer compétente pour vérifier la conformité de cette dernière avec les droits contenus dans la Charte.
Fruit d’un compromis, l’article 51-1 de la Charte souligne clairement la volonté des Etats membres de limiter la portée de ce texte, et par la même, la compétence de la Cour. Sa compétence était donc inévitablement liée à la détermination des contours de l’expression « mise en œuvre du droit de l’UE ».
L’application de sanctions fiscales et pénales nationales pouvait-elle être considérée comme une « mise en œuvre » du droit de l’Union européenne, quand bien même ces sanctions seraient encourues en raison du non-respect des règles de TVA (matière organisée par la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée) ?
Dans ses conclusions du 12 juin 2012, l’Avocat général Villalón avait très clairement répondu que non. Il considérait que la seule constatation qu’un exercice de pouvoir de sanction national trouve son origine première dans une disposition du droit de l’Union (ici la directive 2006/112), ne suffisait pas à transférer le contrôle des garanties constitutionnelles applicables à l’exercice de ce pouvoir à l’UE (§ 54). Selon lui la connexité entre le droit de l’UE (directive TVA) et « l’exercice de la puissance publique de l’Etat est extrêmement ténue et, en tout état de cause, insuffisante pour justifier un intérêt clairement identifiable de l’Union à garantir ce droit fondamental au regard de l’Union ». (§ 57).
Semblant différencier la « mise en œuvre du droit de l’Union » et « le champ d’application du droit de l’Union », la vision de l’AG général était prudente et elle aurait abouti à une situation absurde empêchant les citoyens européens d’invoquer les droits fondamentaux de la Charte dans les cas où une législation imposerait des obligations sans préciser aux Etats les moyens à mettre en place pour les garantir.
Refusant de suivre son avocat général, la Cour préfère une interprétation plus extensive de l’expression « mise en œuvre du droit de l’Union ».
En l’espèce, la Cour relève que les sanctions fiscales et les poursuites pénales dont M. Fransson avait fait l’objet étaient liées à des manquements à ses obligations déclaratives en matière de TVA. Or, les articles 2250 et 273 de la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, prévoient que chaque Etat membre a l’obligation de prendre toutes les mesures législatives et administrative propres à garantir la perception de l’intégralité de la TVA (CJUE, 17 juillet 2008, Commission c/Italie C-371/05) (§ 25). En outre, le juge ajoute que l’article 325 TFUE oblige les Etat Membres à lutter contre les activités illicites portant atteintes aux intérêts financiers de l’UE par des mesures dissuasives et effectives (§ 26).
Il en découle pour la Cour, que les sanctions fiscales et les poursuites pénales pour fraude fiscale telles que celles dont le prévenu a été l’objet constituent une « mise en œuvre » des articles et de l’objectif de la directive et du TFUE. Ainsi, elle se déclare compétente pour répondre aux questions posées et fournir les éléments d’interprétation nécessaires à l’appréciation par la juridiction de renvoi de la conformité des règles nationales avec le principe ne bis in idem.
II. L’application extensive de l’article 50 de la Charte en cas de cumul des sanctions pénales et fiscales
Dans sa deuxième, quatrième et cinquième question, le Haparanda Tingsnätt demandait à la Cour s’il convient d’interpréter le principe de ne bis in idem énoncé à l’article 50 de la Charte en ce sens qu’il s’oppose à ce que des poursuites pénales pour fraude fiscale soient diligentées contre un prévenu lorsque ce dernier a fait l’objet de sanctions fiscales pour les mêmes faits. Refusant de répondre à la cinquième question jugée trop hypothétique, la Cour et son Avocat Général sont d’accord sur le fond : l’article 50 de la Charte ne s’oppose pas à ce que l’Etat membre impose une double peine, administrative et pénale en matière de fraude fiscale.
Pour l’Avocat Général Villalón, si l’évolution de la jurisprudence de la CEDH montre qu’à l’heure actuelle, l’article 4 du protocole 7 s’oppose à l’adoption de mesures de double sanction administrative et pénale pour les mêmes faits (CEDH, 10 février 2009, Zolotoukhine c/Russie), il refuse de transposer cette solution en l’espèce, en raison de l’absence de consensus entre les Etats membres sur ce sujet.
En effet, bien que l’article 50 de la Charte consacre un droit correspondant au droit prévu dans la CEDH, au sens de l’article 52-3 de la Charte, « il est clair que l’aspect du ne bis in idem évoqué dans la présente procédure est loin de s’étendre et de s’ancrer dans les Etats signataires de la CEDH » (§ 82). Compte tenu de ces éléments, il estime que « l’obligation d’interpréter la CDF à la lumière de la CEDH doit être nuancée lorsque le droit fondamental en question, ou un aspect de celui-ci n’a pas été pleinement repris par les Etats Membres » (§ 85).
Faisant une interprétation autonome de la Charte, il en conclut que cette dernière doit être interprétée en ce sens qu’elle n’empêche pas les Etats membres de mettre en place une double sanction, dès lors que le juge pénal est en mesure de prendre en compte l’existence préalable d’une sanction administrative afin d’alléger la peine.
Suivant partiellement son AG, la Cour répondra à cette question de manière succincte. Faisant fi des prescriptions de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, elle se contentera d’interpréter l’article 50 de la Charte. Elle retient qu’il ne s’oppose pas à ce qu’un Etat membre impose pour les mêmes faits, une combinaison de sanctions fiscales et pénales. Le juge retient néanmoins une exception, lorsque la sanction fiscale revêt un caractère pénal. Dans ce cas là, la disposition s’oppose à ce que des poursuites pénales et des sanctions fiscales, soient diligentées contre la même personne, pour les mêmes faits. Il reviendra alors au juge de renvoi, d’apprécier s’il y a lieu de procéder à l’examen du cumul des sanctions.
III. L’ « indice clair » comme critère d’application de la CEDH et la Charte : lorsque le juge de l’Union répugne à être le juge de la CEDH.
Le juge de l’Union avait également à se prononcer sur la compatibilité avec le droit de l’Union d’un critère prévu par la jurisprudence de la Cour Suprême suédoise en vertu de laquelle la non application d’une norme suédoise différente aux droits figurants dans la Charte et la CEDH était subordonnée à l’existence d’un « indice clair » dans les dispositions de la Charte ou la CEDH.
La Cour répondra à cette question en deux temps.
Tout d’abord, s’agissant d’un conflit entre le droit national et la CEDH, elle répond sans surprise que même si l’article 6-3 du TUE énonce que les droits reconnus par la CEDH « font partie du droit de l’Union en tant que Principes généraux du droit » et que l’article 52-2 de la Charte établit un mécanisme des droits correspondants entre les deux ordres, la CEDH ne constitue pas, tant que l’UE n’y a pas adhéré, un instrument juridique formellement intégré dans l’ordre juridique de l’UE (§ 44). Par conséquent, comme elle l’avait déjà précisé dans son arrêt Kamberaj, du 24 avril 2012, le droit de l’Union ne régit pas les rapports entre la CEDH et les Etats membres et ne détermine pas « les conséquences à tirer par le juge national en cas de conflit entre les droits garantis par cette convention et une rège de droit national » (arrêt Kamberaj C-571/10, § 62).
Comme le souligne l’AG Villalón, la situation changera lorsque l’UE aura adhéré à la CEDH mais pour l’instant, « les critères d’application du droit de l’Union, en particulier, les principes d’effet direct et de primauté, ne s’étendent pas à la CEDH lorsque celle-ci est appliquée par les juridictions des Etats membres » (§ 109). Ainsi, le critère de l’indice clair « tel qu’appliqué par la juridiction suprême suédoise à des cas exclusivement d’interprétation et d’application de la CEDH, ne peut pas être soumis à l’analyse de la Cour ».
Suivant son Avocat Général, le juge de l’UE botte en touche et refuse de se positionner en tant que juge de la CEDH, du moins, nous l’avons compris, jusqu’à la date fatidique de l’adhésion de l’UE à la CEDH.
Enfin, en ce qui concerne l’application d’un tel critère aux dispositions du droit de l’Union, la Cour est intraitable et refuse de suivre son L’Avocat Général Villalón. Rappelant l’arrêt Melki, la Cour s’oppose à toute pratique autorisant le juge national à laisser une disposition contraire à un droit fondamental de la Charte inappliquée à condition que cette contrariété ressorte du texte, dès lors qu’elle refuse au juge national le pouvoir d’apprécier pleinement, avec le cas échéant, la coopération du juge de l’Union (article 267 TFUE), la compatibilité de ladite disposition, avec les dispositions de la Charte.
Derrière l’apparente simplicité de l’affaire, la Cour fait preuve d’audace en précisant de manière extensive la notion de « mise en œuvre du droit de l’Union », ou le principe ne bis in idem. Faisant fi des dispositions de la CEDH, elle permet à la Charte de déployer tous ses effets en interprétant ses dispositions de manière autonome. Dorénavant, en matière de TVA, les fraudeurs n’ont qu’à bien se tenir…