par Sylvie Peyrou, CDRE Bayonne
Faisant suite à sa Communication du 25 octobre 2011 relative aux « frontières intelligentes », la Commission européenne a présenté le 28 février dernier un paquet de mesures, visant à assurer une Europe « ouverte et sûre », comme elle l’indique dans un mémo publié à cette date, c’est-à-dire visant à faciliter les procédures d’entrée dans l’Union au niveau des frontières extérieures tout en améliorant la sécurité. Ce paquet de mesures prend la forme de deux propositions de règlement, l’un relatif à un programme d’enregistrement des voyageurs (Registered Traveller Programme, RTP), l’autre à un système entrée/sortie (Entry/Exit System, EES).
Face à la croissance exponentielle du nombre de voyageurs franchissant les frontières extérieures de l’Union (évalués à 400 millions en 2009, ils devraient être 720 millions en 2030), qui aura pour conséquence inévitable l’allongement des délais de contrôle aux frontières, l’ambition affichée de la Commission est double. Il s’agit de renforcer le contrôle des entrées et sorties aux frontières de l’Union, afin notamment d’identifier les « overstayers » (c’est-à-dire les voyageurs séjournant sur le territoire de l’Union au-delà de la période autorisée), tout en facilitant l’accès au territoire de certains types de visiteurs ressortissants d’Etats tiers, soumis ou non d’ailleurs à l’obligation de visa. Sont plus particulièrement visés ici les hommes (et femmes) d’affaires, les travailleurs sous contrat de courte durée, les chercheurs et étudiants, et les « touristes riches en provenance notamment de Russie et de Chine » (Le Monde, 28 février 2013), dont l’apport à l’économie de l’UE serait évalué à 300 milliards d’euros par an.
La réponse apportée par la Commission semble ici illustrer le fantasme d’une Europe forteresse parfaitement sûre, mais en même temps ouverte aux personnes susceptibles de participer à son essor économique, un oxymore qui se traduit par un système sans doute impraticable, assurément coûteux et potentiellement porteur d’atteinte aux droits fondamentaux.
De nouveaux outils de contrôle aux frontières extérieures de l’UE : un système impraticable ?
Partant du constat de l’inadéquation des outils existants (tels le VIS, qui ne permet d’enregistrer les données biométriques que des seuls voyageurs soumis à une obligation de visa, ou le SIS, le signalement d’une personne ayant dépassé la durée de séjour autorisé ne pouvant avoir lieu qu’au moment de la sortie de l’espace Schengen, ou encore les données API et PNR, informations préalables sur les passagers et dossiers passagers, qui ne présentent aucun intérêt pour contrôler les entrées/sorties des voyageurs), la Commission propose la création de deux nouveaux systèmes spécifiques, un système d’entrée/sortie (EES) et un système d’enregistrement des voyageurs (RTP).
Le système RTP, afin de faciliter l’accès à l’espace Schengen des voyageurs d’Etats tiers préenregistrés, permettra la mise en place de portails électroniques automatiques aux postes- frontières. Il est basé sur la création d’une base de données européenne centralisée, dans laquelle seront enregistrés des données alphanumériques et des identifiants biométriques (empreintes digitales). Le voyageur enregistré dans le système bénéficierait d’un support mémoire contenant un identifiant unique (le numéro de la demande). Lors du passage au portail électronique, seraient lus automatiquement le support mémoire, le document de voyage et les empreintes digitales du voyageur, qui seraient alors comparées à celles enregistrées dans le fichier central ou dans les autres banques de données telles que le VIS pour les détenteurs de visa. En cas de problème, le voyageur serait pris en charge par un garde-frontière.
Quant au système EES, il doit permettre l’identification et la vérification de tous les voyageurs se présentant aux frontières extérieures de l’UE, ainsi qu’un calcul précis et fiable de la durée de séjour, puisque seront consignés le lieu et le moment de l’entrée et de la sortie des ressortissants d’Etats tiers afin de vérifier s’il y a dépassement de la durée de séjour autorisée. Si c’est le cas, une alerte serait automatiquement lancée aux autorités nationales compétentes. Doivent être enregistrées dans un premier temps des données alphanumériques (nom, type et nombre de documents de voyage, date de l’entrée/sortie etc.) puis dans un second temps des données biométriques (empreintes digitales et photos d’identité).
Une étude menée par la Heinrich Böll Stiftung s’interroge toutefois sur l’efficacité et l’effectivité d’un tel système quant à son objectif annoncé de traque des voyageurs illégaux, dans la mesure où il conduit au mieux à une conjecture de séjour illégal mais n’entraîne aucune sanction automatique, ceci nécessitant l’introduction d’une procédure spécifique.
De plus, si l’on considère que le système vise les personnes soumises à l’obligation de visa aussi bien que celles qui en sont exemptées, cela représente d’abord un stock de données considérable à recueillir, à conserver et à traiter, ce qui jette un doute sur la praticabilité d’un tel système.
Cela pourrait s’avérer ensuite contre-productif, dans la mesure où la vérification des identifiants biométriques de tous les voyageurs lors de leur passage aux postes-frontières risque d’allonger les temps d’attente. Si l’on prend en compte les seuls 57 millions de ressortissants d’Etats tiers de la « liste blanche » non soumis à l’obligation de visa, l’étude précitée a montré que, à raison de quinze secondes par personne pour vérifier les empreintes digitales lors de l’accomplissement des formalités de passage aux frontières, il faudrait compter vingt-sept ans d’attente supplémentaire par an aux frontières de l’UE…critique à relativiser toutefois dans la mesure où il n’y a pas qu’un seul point d’entrée dans l’UE (le temps d’attente est donc réparti sur l’ensemble des points de contrôle d’entrée dans l’UE).
La Commission objecte que le système d’enregistrement des voyageurs prévu (RTP) permettrait en revanche de gagner du temps pour les voyageurs enregistrés. Mais sachant que sur l00 millions de ressortissants d’Etats tiers qui franchissent chaque année les frontières de l’espace Schengen, seulement 5 millions de voyageurs utiliseraient effectivement le système RTP, il est loisible de s’interroger sur la portée d’un tel système.
Un système coûteux
Le coût annuel de l’ensemble du système « smart borders » est évalué à 1,1 milliard d’euros, à savoir 600 millions d’euros pour le RTP et 500 millions pour l’EES. La collecte de données, notamment biométriques, de millions de voyageurs ainsi que la mise en place de portails électroniques aux postes-frontières (aéroports) vont occasionner des dépenses d’investissement considérables, aux dires de la Commission elle-même dans sa communication du 25 octobre 2011. L’étude précitée de la Fondation Heinrich-Böll pose la question de la nécessité de nouveaux systèmes de surveillance et de nouvelles bases de données aussi coûteux dans un contexte de restriction budgétaire (avec le nouveau budget européen, les fonds européens à disposition risquent d’être réduits de 40 %), et estime imprudente la mise en œuvre d’un tel nouveau système avant même que les systèmes existants, tels le VIS et le SIS II, ne soient totalement opérationnels.
Une potentielle atteinte aux droits fondamentaux
La question majeure est celle de savoir ici si la collecte de données envisagée, eu égard à son ampleur (données alphanumériques et biométriques de tous les ressortissants d’Etats tiers entrant dans l’espace Schengen, qu’ils soient soumis ou non à l’obligation de visa), est légale et légitime. Plus précisément, ce sont à la fois la nécessité et la proportionnalité de cette gigantesque base de données qui font problème, comme le souligne justement Peter Schaar (protecteur des données fédéral allemand).
Les propositions de règlement RTP et EES prévoient certes un certain nombre de garde-fous (l’accès aux données serait strictement défini et limité ; des recours seraient prévus afin que les voyageurs puissent vérifier voire faire rectifier les données les concernant ; le stockage des données serait sécurisé ; leur conservation ne pourrait pas dépasser six mois ; un contrôle et une supervision seraient mis en place et exercés, soit par le contrôleur européen de la protection des données, soit par les autorités nationales chargées de la protection des données).
Mais eu égard à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme notamment, qui a souligné dans l’arrêt Marper contre Royaume-Uni l’impérieuse nécessité du respect du principe de proportionnalité, la question reste posée néanmoins, face à l’ingérence dans leur vie privée que constitue pour les individus le système « smart borders », de la nécessité de ce dernier « dans une société démocratique ». L’objectif de contrôle des frontières de l’espace Schengen ne pourrait-il être atteint avec les instruments déjà prévus (Vis, SIS II), sans constituer un nouveau « méga-fichier » européen potentiellement attentatoire aux libertés fondamentales, et qui plus est, sans dépenses supplémentaires ?
L’argument de bon sens enfin ne doit pas être écarté, qui porte à estimer que la collecte d’un tel nombre de données sera inévitablement, dans un certain nombre de cas, incomplète ou erronée, ce qui risque de conduire à un grand nombre de signalements et de mobiliser de nombreuses ressources, sans pour autant améliorer la sécurité.
Il est donc encore temps au final de se demander si le rapport coût-avantages est vraiment à l’avantage du nouveau système smart borders. Mais la vraie question semble plutôt de savoir si l’Europe de la démocratie, de l’Etat de droit, et du respect des droits fondamentaux est ou non soluble dans l’Europe de la sécurité…Le plus cruel oxymore est celui d’une Europe à la fois sûre et respectueuse des droits fondamentaux