par Henri Labayle, CDRE
Rien ne change. Les minutes de silence au sein des institutions européennes ne se comptent plus face à la litanie des morts et des disparus lancés en Méditerranée.
Comme il y a près de vingt ans à Douvres devant les cadavres de 54 clandestins chinois, les Etats membres et les institutions de l’Union promettent que cette fois-ci est la dernière, qu’enfin des mesures efficaces seront prises pour faire face à l’inacceptable : des centaines de morts en quelques semaines, des milliers à venir en quelques mois si l’indifférence persiste. Faute de reconnaître son échec, l’Europe est incapable de changer d’approche en affrontant autrement la réalité. Au bal des hypocrites, le carnet de chacun est donc bien rempli.
1. Le double langage des Etats membres
L’environnement de l’Union est devenu extrêmement dangereux, troublé par une multitude de conflits. Graves autant que nouveaux, ils engendrent des mouvements de personne quasiment impossibles à réguler, pour partie imputables d’ailleurs à l’imprudence des interventions militaires occidentales, en Irak ou en Libye.
Les populations persécutées par Daesch comme par Bachar El Assad appellent la protection autant que celles fuyant la guerre en Erythrée, lorsqu’elles se jettent dans l’exode. Quoi que les politiciens prétendent aux opinions publiques nationales, cette protection leur est due et l’Union européenne n’en est pas la cause. Nous l’avions décidée bien avant, inscrite dès 1946 dans notre constitution et dans la Convention de Genève comme nos voisins depuis 1951. Notre indifférence contemporaine à la misère humaine ne peut occulter un choix qui est partie intégrante de nos valeurs. Les dévoiements tout aussi indiscutables du droit d’asile ne peuvent le masquer. N’est pas australien qui veut.
Quelle est l’attitude individuelle comme collective des Etats européens devant ce constat ? Une fuite devant leurs responsabilités et le refus de tirer les conséquences de leur impuissance matérielle et budgétaire à garantir isolément leurs frontières respectives. Ceux qui proclament le contraire en réclamant leur rétablissement ont-ils oublié l’échouage d’un cargo turc transportant des immigrants kurdes sur une plage corse et imaginent-ils ce qu’il adviendrait demain d’une vague semblable à celle de la Sicile ?
Ce refus s’est traduit d’abord, en Méditerranée. Sous couvert de soulager l’Italie qui avait lancé à grands frais l’opération de sauvetage « Mare nostrum » après une première catastrophe, les Etats membres lui ont substitué l’opération conjointe « Triton ». Elle a divisé les coûts par trois et couvert une zone moindre, aux seules fins de surveillance de la frontière commune. Les 4 avions et 21 bateaux alloués par une vingtaine d’Etats, dont certains ne sont pas membres de l’Union, illustre bien le peu d’enthousiasme étatique à défendre la frontière commune avec Frontex, rapportés aux moyens mis en oeuvre par la seule Italie …
L’opération n’illustre d’ailleurs pas les clichés habituels. Si la Roumanie (tenue à l’écart de Schengen) ou la Slovénie et la Lettonie répondent présentes, tel n’est pas le cas de la Hongrie, pourtant consommatrice de crédits de l’Union dans ce registre, ou de l’Irlande et du Royaume Uni. Certes, le refus de ces derniers de participer à l’espace Schengen est connu mais on sait tout autant qu’une partie importante de ces demandeurs de protection se retrouvera en fin de compte à Calais, dans l’espoir d’un passage … En attendant, c’est un navire islandais, le Tyr, qui est au rendez vous du canal de Sicile.
Passé les mots de l’émotion, le cynisme l’emporte donc largement. L’opposition à Mare Nostrum était ouvertement menée au moyen d’un argument glaçant de réalisme : sécuriser le passage en sauvant les naufragés serait un appel d’air au commerce des passeurs … L’augmentation actuelle du nombre de naufragés alors que cette opération est précisément terminée témoigne de l’erreur d’appréciation commise, son incompatibilité évidente avec la morale et le droit de la mer ne suscitant aucun doute.
Les attitudes individuelles ne sont guère plus glorieuses. Les envolées françaises sur le droit d’asile, tradition de notre pays, et les déclarations martiales du chef de l’Etat appelant à régler des « questions devenues insupportables » ne dissimulent pas le double langage.
Celui par exemple des résistances de la diplomatie française lorsqu’il fallut, en 2014, réglementer le cadre de la surveillance des frontières maritimes extérieures conformément aux grands principes. Pas davantage que n’est infirmé le bien fondé des remarques de la Cour des comptes et du Sénat sur le projet en discussion relatif au droit d’asile qui prétend faire mieux en n’octroyant aucun moyen nouveau …
D’autant que le couplet habituel sur une France « terre d’asile » appelle modestie : quatrième Etat européen à enregistrer des demandes d’asile (62.000), nous sommes devancés par l’Allemagne (plus de 200.000), la Suède et l’Italie, en 2014. Et pour ce qui est de leur acceptation, nous ne dépassons pas 15.000 dossiers … trois fois moins que l‘Allemagne, autant que les Pays Bas qui sont bien moins sollicités, 20% qui se situent largement au dessous de la moyenne européenne.
C’est bien là que le bât blesse : comment l’Union européenne peut-elle sérieusement prétendre à une solidarité quelconque quand l’essentiel de la pression pèse sur un dixième de ses membres, 3 Etats seulement ? Que font les autres ?
2. L’inconsistance de l’Union européenne
Elle n’est que le prolongement de la volonté de ses maîtres, les Etats. Mais il ne faut pas se tromper de cible. Ce n’est pas l’Union qui transforme la Méditerranée en « vaste cimetière » comme le prétend le Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de l’Homme. Ce sont les assassins de Daesch, les soldats syriens et les passeurs de toutes nationalités qui redonnent une actualité contemporaine au trafic d’esclaves.
L’Union européenne, ici, compose avec l’impuissance individuelle de ses membres et leur aveuglement à ne pas s’engager plus avant dans la gestion commune d’un défi majeur, bien au delà du pauvre mémorandum en 10 points établis par le Conseil des ministres. Doubler l’appui financier accordé à Frontex établira-t-il un barème morbide de l’action européenne, évaluée au cadavre ? Combien en faudra-t-il encore pour aller de l’avant ?
Agir au plan extérieur, d’abord, est impératif. En soutien financier évidemment des pays limitrophes des foyers de violence, à l’appui des pays de transit notamment et y compris au moyen de programmes de réinstallation de réfugiés vers les Etats membres de l’Union européenne. Tout ou quasiment reste à faire. Le cout budgétaire de l’immigration mal régulée, pour chaque Etat membre, ne justifie-t-il pas cet effort ? Quand assimilera-t-on le fait qu’empêcher le départ, au besoin avec des incitations financières, est toujours plus simple que d’obtenir un retour hypothétique ?
Agir aussi contre le crime, ceux des passeurs qui trouvent un théâtre d’opération dans une Libye désertée par son Etat et que Daesch menace désormais d’investir en lançant sur la mer des milliers de réfugiés. Comme hier au large de la Somalie à propos de la piraterie que l’opération Atalanta avait mis à mal, l’Union doit accepter ici de se vivre comme une puissance, ce que nombre de ses membres refusent encore. Si d’aventure, la France n’était pas intervenue au Mali et ne soutenait pas les efforts des pays africains contre Boko Haram, quelle serait la situation migratoire aujourd’hui, au Sud de la Méditerranée ?
En l’espèce, bien loin d’une intervention en bonne et due forme, trop risquée, ou même d’un blocus des cotes libyennes, c’est sans doute de l’usage de la force contre les trafiquants qu’il sera question désormais, comme hier à propos de la piraterie. On le devine dans le mémorandum des ministres.
Au plan interne, remédier aux carences de la solidarité entre les Etats membres et faire face aux besoins des demandeurs de protection est maintenant une nécessité à laquelle il est douteux que les Etats se résolvent, malgré son évidence. La preuve est faite que l’attitude de fermeture prévalant jusqu’ici n’empêche rien et l’accueil des demandeurs de protection est un devoir pour l’Union, on l’a dit. Répartie sur l’ensemble des Etats, rapportée aux 500 millions d’habitants de l’UE, cette charge de quelques dizaine de milliers de demandeurs n’est pas insupportable si elle est gérée équitablement et rigoureusement de manière à éviter le fameux « appel d’air ».
Etudier, comme l’Italie pourrait l’envisager, la possibilité d’employer ici la « protection à titre temporaire » en cas « d’afflux massif de personnes déplacées » que l’on avait déjà utilisée lors des guerres de Yougoslavie et du Kosovo mérite l’attention. Déjà évoquée à propos de la crise syrienne, le jeu de cette législation aurait pour principal mérite de soulager la pression qui s’exerce sur les pays limitrophes en ouvrant la voie à un partage de la charge au sein de l’Union.
Derrière en effet, un programme de réinstallation d’urgence devrait être envisagé malgré le blocage évident qu’il suscite chez les Etats. Il imposerait à l’immense majorité d’entre eux de s’impliquer. Une répartition des bénéficiaires identifiés entre les Etats membres contraindrait l’Union à donner enfin une réalité au principe de la répartition des charges et au principe de solidarité inscrit dans les traités. Mais en connaît-elle seulement le sens ?