Le lancement du programme de recherche IFITIS, soutenu par l’Institut universitaire de France (IUF), est l’occasion de poser les jalons d’une discussion au sein des différentes composantes de notre GDR en matière notamment de circulation des personnes, des données, des capitaux et des situations juridiques.
Point de départ : un phénomène de circulation totale des données au-delà du contrôle
L’hypothèse de travail est la suivante : il existerait un phénomène de circulation totale au-delà du contrôle.
- La circulation: les personnes (physiques ou morales), les biens (matériels ou immatériels), y compris sous une forme extensive, les services et les capitaux, circulent à l’intérieur des territoires et entre les différents territoires. Cette circulation, consubstantielle à la naissance et l’ordonnancement du monde, a acquis une dimension inédite : la rapidité, la diversité et, souvent, la masse des flux ont atteint des niveaux jusqu’alors inégalés et l’on peut raisonnablement penser que le phénomène ne peut que s’amplifier.
- Totale: la circulation des personnes et des biens a une dimension « totale » en ce sens qu’elle mobilise, dans des contextes définis de dimension locale, nationale ou internationale, l’attention et le comportement de l’ensemble des acteurs publics et privés (Etats, entreprises, citoyens) qui contribuent, tous ou en partie, de manière volontaire ou involontaire, au phénomène.
- Au-delà du contrôle: la circulation a une dimension qui devient « incontrôlable » en ce sens que, dans des situations particulières ou temporaires, notamment de crise, elle échappe en tout ou partie au contrôle des acteurs, en particulier de ceux qui l’animent. Cette circulation au-delà du contrôle génère ainsi à l’intérieur de sa propre sphère, ses circuits positifs et négatifs, légaux et illégaux, interdisant à l’action conjuguée des acteurs de la contenir.
Le phénomène de circulation totale des données au-delà du contrôle et le droit : les hypothèses à valider
La circulation totale au-delà du contrôle est un phénomène de grande amplitude qui peut être de nature à saisir le droit dans ses constructions les plus variées. Ce phénomène n’a pas encore accédé à la réalité juridique. Si l’on fait une comparaison un peu audacieuse, on peut dire que notre phénomène est, en cette première moitié de 21ème siècle, ce que le génocide a été à la première moitié du 20ème siècle, avant sa reconnaissance officielle (en 1948 ; sur ce sujet, voir O. Beauvallet, Lemkin face au génocide, Michalon, 2011).
On ne parle pas de la circulation totale au-delà du contrôle parce qu’il est très difficile d’envisager quelque chose que l’on ne contrôle pas et donc que l’on ne mesure pas, ne définit pas. Le sujet a également un caractère hautement anxiogène : il est de nature à inquiéter les populations, on évite donc d’avoir à son propos un discours public construit et éclairé. Il met les gouvernances publiques ou privées à l’épreuve, puisque par définition il n’est pas possible de la contrôler et donc de la diriger, etc.
En dépit de tous ces obstacles (et bien d’autres…), il semble nécessaire de poser les jalons d’une réflexion sur la nature juridique du phénomène. Voici les premières pistes envisagées :
- le phénomène est plutôt un fait qu’un acte juridique : il se réalise essentiellement par une succession d’événements (fait juridique) sans que leur caractère volontaire (acte juridique) soit requis (puisque par hypothèse la circulation échappe à la volonté de l’ensemble des acteurs) ;
- ce phénomène est nécessairement complexe (il fait intervenir des acteurs à différents niveaux, tous étant fortement interdépendants … on peut dire que c’est un « système complexe » (http://www.ixxi.fr), il intéresse surtout les flux de masse, qu’ils soient directement ou indirectement provoqués par l’activité de l’homme (technosphère) et qui, sous certaines manifestations (la circulation des données, par exemple) accèdent à leur propre autonomie (anthropocène) ;
- ce phénomène a une valeur (approche économique) ; cette valeur peut être le support de transactions (contrats) et d’une organisation (filière/réseau) ; de façon ordinaire, on considère que le déplacement de personnes ou de bien relève de la catégorie juridique des services ; cette catégorie ne vise pas immédiatement la circulation mais l’acte juridique qui l’organise ; elle ne permet donc pas de rendre compte du phénomène en tant que tel ; la question à approfondir se pose alors de savoir s’il est ou non utile de parler de bien ; cette hypothèse, à creuser, interroge sur la nature du bien et donc sur son régime juridique : chose immatérielle (res incorporales), chose abandonnée (res derelictae), susceptible de recevoir la qualification de bien commun (res communes), etc. ;
- le phénomène pose question sur le niveau d’interventionrequis : individuel ou collectif (les deux naturellement mais avec un ascendant fort pour l’intervention collective compte tenu de l’ampleur du phénomène) et surtout privée (chaque agent privé fait son affaire des cas de circulation qui échappe à son contrôle) ou publique (intervention de la collectivité : Etat ou société transnationale qui réunit une communauté d’acteurs).
Le phénomène de circulation totale des données au-delà du contrôle et le droit : les utilités à éprouver
La circulation totale au-delà du contrôle n’appelle pas nécessairement une intervention juridique. Si l’on compare cette circulation à celles naturelles (circulation des matières solides, liquides, gazeuses dans les sphères traditionnelles : hydrosphère, lithosphère, atmosphère), on observe que le droit peut demeurer largement étranger au phénomène, sauf dans des cas tout à fait particuliers (par exemple, la tornade qualifiée de cas de force majeure, le cours d’eau qui modifie une frontière, etc.).
Un point important de différence nous fait dire cependant que les situations ne sont pas parfaitement comparables.
La circulation totale au-delà du contrôle est un fait de l’homme. Ce fait ne peut être traité comme le serait un fait de la nature, car si ce fait produit des effets, l’homme peut en être tenu pour comptable (au sens large). Bien sûr, ce fait a une dimension collective forte (même s’il n’exclut pas des agissements individuels), de sorte qu’il ne peut être traité comme le serait un fait de l’homme isolé. Mais il n’en appelle pas moins deux niveaux possibles d’intervention.
En effet, le phénomène de circulation totale au-delà du contrôle peut être compris comme :
- un risque qui appelle l’intervention de mécanismes de gestion de risques ; si les mécanismes d’ordre privé (internalisation et socialisation du risque par un simple calcul interne des coûts et de leur prise en charge) suffisent à le résorber, alors le droit n’a pas à intervenir directement ; dans le cas contraire, il faut une intervention publique : sanction/réparation (droit pénal, droit civil), socialisation/mutualisation (assurance obligatoire, création de fonds de garantie) ; la prise en charge du risque pourrait justifier des politiques souvent malmenées ou avortées de taxation des flux ; tout cela suppose une mesure préalable du risque, sa caractérisation et donc, au premier niveau, la reconnaissance et la définition du fait de circulation totale des données au-delà du contrôle ;
- une crise qui appelle l’intervention de mécanismes de gestion de crise ; là encore si l’ampleur de la crise déborde de la sphère privée, il faut songer à une intervention publique ; des régimes d’exception peuvent être envisagés avec parfois une réversibilité complète de la règle (ce qui était interdit devient autorisé, ce qui était gratuit devient payant, et inversement, etc.) ; très nombreuses sont les illustrations possibles, des plus précises (par ex. en matière de données, le statut du lanceur d’alerte qui provoque une circulation de données totale au-delà du contrôle), au plus générales (par ex. en matière de données, le statut qui n’est plus appréhendé ut singuli mais par la masse que la donnée forme avec d’autres données et qui fait ainsi l’objet d’un traitement dérogatoire pendant le temps de la circulation totale au-delà du contrôle).
Des rencontres seront organisées au sein des différents sites du GDR pour éprouver la recherche avec tous ceux que le projet intéresse.