Dans l’arrêt Altun (C-359/16) rendu par la grande chambre de la Cour de justice de l’Union européenne le 6 février dernier, les juges de Luxembourg ont eu une nouvelle fois l’occasion de se prononcer sur l’épineuse question de la compétence des institutions d’un État membre accueillant des travailleurs détachés de soumettre ces travailleurs à leur législation de sécurité sociale lorsqu’elles estiment qu’il serait légitime et légal de le faire. Ils l’ont fait avec un certain retentissement.
L’affaire A-Rosa (C-620/15), portant sur la même question et ayant fait l’objet d’un arrêt de la Cour le 27 avril 2017, avait déjà fait couler beaucoup d’encre et fait l’objet de titres tapageurs : « Travailleurs détachés : la justice européenne conteste les méthodes de lutte contre la fraude » (La Croix – 28 avril 2017) ou encore « La justice européenne freine la France dans sa lutte contre le travail détaché » (L’express L’Expansion – 28 avril 2017). En réalité, la portée de cet arrêt avait été largement surestimée dans la mesure où la Cour de justice se contentait de reprocher à la France de ne pas avoir suivi les procédures prévues par le droit de l’Union pour contester la validité de l’affiliation des travailleurs naviguant en cause au régime de sécurité sociale suisse. L’URSSAF avait en effet directement demandé à la compagnie A-Rosa des rappels de cotisation alors même que les travailleurs en cause bénéficiaient d’un certificat E 101 valablement émis par la Suisse. Ces certificats permettent d’assurer que les travailleurs mobiles dans l’Union européenne sont soumis à une législation de sécurité sociale, et une seule. Ils sont émis par les institutions compétentes de l’État membre au régime de sécurité social duquel le travailleur mobile est affilié. Si l’URSSAF considérait que la Suisse n’aurait pas dû émettre ces certificats, elle aurait dû suivre les procédures prévues par le droit de l’Union avant de réclamer un quelconque rappel de cotisations. Les faits de l’affaire Altun sont comparables à ceux qui avaient donné lieu à l’affaire A-Rosa même s’ils ne sont pas identiques. Après les vagues d’indignation provoquées par l’arrêt A-Rosa et la levée de bouclier des eurosceptiques, on peut comprendre que dans l’affaire Altun – dans laquelle cinq gouvernements ont déposé des observations écrites – l’arrêt ait été rendu en grande chambre.
En l’espèce, une entreprise de construction de droit belge, Absa, avait fait l’objet d’une enquête de l’Inspection sociale belge. L’enquête avait révélé que cette entreprise n’employait pratiquement pas de personnel et confiait la totalité des tâches manuelles en sous-traitance à des entreprises bulgares. Ces dernières n’avaient aucune activité en Bulgarie et détachaient des travailleurs afin de les faire travailler en sous-traitance en Belgique pour Absa. Les travailleurs concernés disposaient des certificats E 101 attestant de leur affiliation au système de sécurité sociale bulgare. Suite à cette enquête, les autorités belges ont introduit auprès de l’institution bulgare compétente une demande motivée de retrait desdits certificats E 101, mais cette dernière s’est contentée de leur envoyer une réponse récapitulant les conditions de délivrance des certificats E 101, sans tenir compte des faits constatés par les autorités belges. En conséquence, les autorités belges ont introduit des poursuites judiciaires à l’encontre d’Altun. En Belgique, Altun a été acquittée en première instance mais condamnée par les juges d’appel qui ont constaté que « les certificats E 101 ont été obtenus frauduleusement au moyen d’une présentation des faits ne correspondant pas à la réalité, visant à éluder les conditions auxquelles la réglementation communautaire subordonne le détachement, et à obtenir ainsi un avantage qui n’aurait pas été consenti sans ce montage frauduleux » (CA d’Anvers, 10 septembre 2015). Or, dans ce domaine, la jurisprudence constante de la Cour de justice de l’Union européenne est claire : aussi longtemps qu’il n’est pas retiré ou déclaré invalide, le certificat E 101 délivré par l’institution compétente d’un État membre, conformément à l’article 11, paragraphe 1, du Règlement 574/72) fixant en 1972 les modalités d’application du Règlement 1408/71), s’impose dans l’ordre juridique interne de l’État membre dans lequel le travailleur salarié se rend pour effectuer un travail et, partant, lie les institutions de ce dernier État membre. Il en découle qu’une juridiction de l’État membre d’accueil n’est pas habilitée à vérifier la validité d’un certificat E 101 au regard des éléments sur la base desquels il a été délivré (en dernier lieu, CJUE, A-Rosa, 27 avril 2017, aff. C-620/15, EU:C:2017:309, points 48 et 49). En conséquence, la Cour de cassation belge saisie d’un pourvoi à l’encontre de l’arrêt de la Cour d’appel a décidé de poser une question préjudicielle à la Cour de justice afin de savoir si, lorsqu’un travailleur employé par une entreprise établie sur le territoire d’un État membre est détaché sur le territoire d’un autre État membre, une juridiction de ce dernier État membre peut écarter un certificat E 101 délivré en vertu de cette seconde disposition, dans le cas où les faits soumis à son appréciation lui permettent de constater que ledit certificat a été obtenu ou invoqué de manière frauduleuse.
La question est épineuse car la juridiction de renvoi demande explicitement à la Cour dans quelle mesure il est possible de contourner sa jurisprudence constante confirmée par l’arrêt A-Rosa. La Cour commence donc par rappeler fermement cette jurisprudence fondée sur la coopération loyale et la confiance mutuelle, qui n’a rien perdu de sa vigueur (I) tout en admettant que la fraude et l’absence de coopération loyale puissent, de manière exceptionnelle, permettre de la contourner (II).
1. La confirmation d’une jurisprudence constante fondée sur la coopération loyale et la confiance mutuelle
La grande chambre de la Cour de justice commence son arrêt très pédagogique en rappelant le fondement et le contenu de sa jurisprudence dans ce domaine. L’article 13, paragraphe 2, sous a), du règlement (CEE) n° 1408/71 du Conseil du 14 juin 1971 relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non-salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté, prévoit que le travailleur mobile est soumis à la législation de sécurité sociale de l’État membre sur le territoire duquel il travaille. Cependant, lorsque les travailleurs sont détachés par l’entreprise qui les emploie, ils peuvent rester soumis à la législation de l’État membre sur le territoire duquel leur employeur est établi (art. 14§1 a) du règlement 1408/71). Dans la mesure où de tels travailleurs n’exécutent leur travail sur le territoire d’un autre État membre que pour une durée limitée (la durée maximale prévue par le règlement 1408/71 est de 24 mois), leur permettre de demeurer soumis à la législation de sécurité sociale de l’État membre à partir duquel ils sont détachés « vise à surmonter les obstacles susceptibles d’entraver la libre circulation des travailleurs et à favoriser l’interpénétration économique en évitant les complications administratives, en particulier pour les travailleurs et les entreprises » (point 32).
Les modalités d’application de ces dispositions issues du règlement (CEE) n° 574/72 du Conseil du 21 mars 1972 prévoient notamment que, dans ce cas, l’institution désignée par l’autorité compétente de l’État membre dont la législation reste applicable est tenue de délivrer un certificat, dit « certificat E 101 », attestant que le travailleur concerné était soumis à la législation dudit État membre (art 12 bis, point 1 bis du règlement 574/72). Dès lors, comme les travailleurs doivent être affiliés à un seul régime de sécurité sociale, le certificat E 101 implique nécessairement que le régime de l’autre État membre n’est pas susceptible de s’appliquer (point 36). Cette solution se fonde sur le principe de coopération loyale en vertu duquel « l’Union et les États membres se respectent et s’assistent mutuellement dans l’accomplissement des missions découlant des traités » (art. 4 TUE). En effet, l’État membre ayant émis le certificat doit procéder à une appréciation correcte des faits pertinents pour l’application des règles relatives à la détermination de la législation applicable en matière de sécurité sociale et, partant, garantir l’exactitude des mentions figurant dans le certificat E 101 (point 37). De son côté, l’État membre sur le territoire duquel les travailleurs sont détachés doit se considérer comme étant lié par les mentions d’un tel certificat dans le respect du principe de coopération loyale (point 38). Ainsi, l’État membre accueillant un travailleur mobile de manière générale, ou détaché dans ce cas précis, doit faire confiance à l’État membre ayant émis ledit certificat qui s’impose aux institutions compétentes du premier État. En effet, la Cour rappelle à ce stade du raisonnement que le principe de coopération loyale implique également celui de confiance mutuelle (point 40).
Dans l’affaire A-Rosa la Cour ne faisait pas référence au principe de confiance mutuelle et se contentait de renvoyer au principe de coopération loyale. Pourtant, la Commission européenne dans ses observations présentées dans l’affaire A-Rosa avait considéré que le « pendant de cette obligation de coopération loyale pesant dans un tel cas sur l’institution de l’État membre de provenance est le respect, par l’institution de l’État membre d’accueil, du principe de confiance mutuelle » (observations présentées le 19 février 2016 – Point 47). La Commission affirmait alors que la Cour, dans son avis 2/13, avait rappelé l’importance fondamentale de ce principe dans le droit de l’Union, « étant donné qu’il permet la création et le maintien d’un espace sans frontières intérieures » (point 191 de l’avis 2/13). Ce principe impose en effet aux États de considérer que les autres États membres respectent le droit de l’Union. En conséquence, dès lors qu’un certificat E 101 a été émis par un État membre, les autres doivent considérer que celui-ci a été émis valablement. La Commission en concluait dans ses observations dans l’affaire A-Rosa que « la coopération loyale, la confiance mutuelle et l’impératif de sécurité juridique sont à la base de la jurisprudence de la Cour de justice qui s’oppose à ce que la validité des certificats E 101 soit directement remise en cause par les institutions d’un autre État membre que l’État qui les a émis » (point 48 des observations).
Cependant, les États membres ne sont pas non plus prisonniers de ces principes et même s’ils sont censés faire confiance aux institutions ayant délivré le certificat E 101, il ne leur est pas interdit de soulever un doute quant à sa validité. Simplement, s’ils pensent que les travailleurs ne devraient pas être soumis au régime de sécurité sociale de l’État membre qui a délivré le certificat, ils doivent suivre les procédures prévues par le droit de l’Union. Ainsi dans un premier temps ils peuvent faire part de leurs doutes à l’autorité qui a délivré le certificat et celle-ci doit, en vertu du principe de coopération loyale, reconsidérer le bien-fondé de cette délivrance et, le cas échéant, retirer ce certificat (point 43). Si les institutions des deux États membres ne parviennent pas à se mettre d’accord, elles peuvent faire intervenir la commission administrative visée à l’article 80 du règlement 1408/71. Enfin, si aucune conciliation n’est possible, l’État membre sur le territoire duquel le travail est exécuté peut engager une procédure en manquement contre l’État ayant établi le certificat E 101, conformément à l’article 259 TFUE. La Cour précise bien que cette procédure doit impérativement être suivie, même si l’erreur des institutions ayant établi le certificat est manifeste, « et quand bien même il serait avéré que les conditions de l’activité des travailleurs concernés n’entrent manifestement pas dans le champ d’application matériel de la disposition sur la base de laquelle le certificat E 101 a été délivré » (point 46). Par cette précision la Cour montre bien que la solution de l’arrêt A-Rosa conserve toute sa vigueur, les autorités françaises n’ayant absolument pas respecté cette procédure, ni même commencé à la respecter, dans cette affaire. D’ailleurs, la Cour précise que cette jurisprudence vaut également pour les affaires dans lesquelles les règlements 883/2004 et 987/2009, qui ont remplacé les règlements 1408/71 et 574/72, seraient applicables rationae temporis au litige. Le message est donc clair : inutile d’interroger à nouveau la Cour sur cette question…
Mais après avoir précisé sa jurisprudence qui paraît désormais ancrée dans le marbre, la Cour ouvre tout de même une porte de sortie en cas de fraude avérée, doublée d’une absence de coopération loyale.
2. L’admission d’une exception fondée sur la fraude et l’absence de coopération loyale
Dès le début de son analyse, la Cour rappelle que l’exception au titre de laquelle les travailleurs détachés demeurent soumis au régime de sécurité sociale de l’État membre dans lequel leur employeur est établi est soumise à une double condition : le maintien d’un lien organique entre le travailleur et l’entreprise l’ayant détaché pendant toute la durée du détachement et l’exigence que cette entreprise exerce habituellement des activités significatives sur le territoire de l’État membre à partir duquel le travailleur a été détaché (point 34).
La première condition permet d’éviter que le travailleur soit fictivement employé par une entreprise établie dans un État membre à faible protection sociale de manière à bénéficier de son régime de sécurité sociale, tout en étant en réalité employé par l’entreprise dans laquelle le travail est exécuté. De même, la seconde condition permet d’éviter que, par le truchement d’une société « boite aux lettres », une entreprise s’établisse dans un État ayant une faible protection sociale pour ensuite exercer l’ensemble de ses activités dans d’autres États membres, via la libre prestation de services et le détachement de travailleurs. Si le droit de l’Union européenne n’interdit pas les sociétés « boite aux lettres » dans le seul domaine du droit d’établissement (CJCE, 9 mars 1999, Centros, C-212/97 ; Rec. 1999, I, p. 1459 : l’arrêt vise les « société étrangère de pure forme »), il l’interdit en revanche dans le domaine de l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs.
Suivant cette logique, la Cour rappelle dans l’arrêt Altun que les justiciables ne sauraient se prévaloir des normes de l’Union de manière frauduleuse ou abusive (point 48), le principe d’interdiction de la fraude et de l’abus de droit constituant un principe général du droit de l’Union (point 49). Poursuivant sur sa lancée pédagogique, la Cour précise que « la constatation d’une fraude repose sur un faisceau concordant d’indices établissant la réunion d’un élément objectif et d’un élément subjectif » (point 50). Rapportés au cas du certificat E 101, l’élément objectif consiste dans le fait que les conditions requises aux fins de l’obtention et de l’invocation d’un certificat E 101 ne sont pas remplies alors que l’élément subjectif correspond à l’intention des intéressés de contourner ou d’éluder les conditions de délivrance dudit certificat, en vue d’obtenir l’avantage qui y est attaché (points 51 et 52). Lorsque de tels éléments sont établis par les autorités de l’État membre sur le territoire duquel le travail est exécuté, celles-ci doivent en premier lieu en informer les autorités qui ont établi le certificat. Ce n’est que si ces dernières, en méconnaissance du principe de coopération loyale, s’abstiennent de procéder à un réexamen du bien-fondé de la délivrance des certificats E 101 qu’une procédure judiciaire peut être engagée aux fins d’obtenir du juge de l’État membre dans lequel les travailleurs ont été détachés qu’il écarte les certificats en cause. En l’espèce, il semble que cette fraude soit établie puisque les entreprises bulgares ayant procédé au détachement des travailleurs n’exerçaient aucune activité significative en Bulgarie et les certificats en cause avaient été obtenus frauduleusement, au moyen d’une présentation des faits ne correspondant pas à la réalité, et ce afin d’éluder les conditions auxquelles la réglementation de l’Union subordonne le détachement des travailleurs (points 57 et 58). En outre, l’institution bulgare ayant établi les certificats E 101 semble n’avoir pas coopéré loyalement puisqu’elle s’est abstenue de prendre en compte les éléments portés à son attention par les autorités belges. Le juge belge peut donc écarter l’application des certificats E 101.
La Cour reste donc très prudente et son attachement au respect de la procédure est particulièrement souligné dans ces affaires. La coopération loyale et la confiance mutuelle sont-ils les seuls principes à l’origine de cette décision ? Rappelons que la Cour de justice est particulièrement attachée à la promotion de la libre prestation de services dans le domaine du détachement de travailleur et toute entrave à cette liberté économique fondamentale doit être strictement justifiée et proportionnée. La Cour semble donc reprendre la même grille d’analyse que lorsqu’elle examine la justification d’une entrave à la libre prestation de service, cette entrave étant une exception qui doit recevoir une interprétation stricte. Ici aussi, si les États membres sur le territoire desquels des travailleurs sont détachés pouvaient mettre en cause l’attribution des certificats E 101 de manière trop facile, l’entrave portée à la libre prestation de services serait trop importante. En effet, les enjeux relatifs à l’attribution de ces certificats sont considérables puisque les États membres accueillant des travailleurs détachés ne peuvent recouvrer les cotisations de sécurité sociale alors même que ces travailleurs occupent des emplois qui pourraient être occupés par des travailleurs dont les cotisations leur reviendraient. En revanche, si les prestataires de service établis dans d’autres États membres risquaient de devoir payer des rappels de cotisation en cas de contestation trop aisée des certificats E 101, ils cesseraient de détacher des travailleurs et donc d’exercer leur libre prestation de services. Or, les préoccupations de l’Union sont davantage tournées vers la promotion de la libre prestation de services que vers la protection des caisses de sécurité sociale des États membres. Garantir tout à la fois la protection des travailleurs et la concurrence loyale, d’un côté, et la libre prestation de services, de l’autre, est décidément un exercice bien complexe.