Les juristes se plaisent souvent à manier la métaphore sismologique pour décrire les phénomènes qu’ils observent. C’est bien dans ce registre que nous inscrirons ce rapide commentaire des conséquences migratoires les plus récentes (et sans doute inattendues) du printemps arabe. Celui-ci a constitué un véritable tremblement de terre géopolitique.
Nous assistons depuis un an et demi à l’un de ces ébranlements par lesquels un monde bascule … Resté à la périphérie des bouleversements suivant la chute du mur de Berlin, confît dans une stagnation désespérante, le Monde arabe allait enfin reprendre sa place dans l’histoire. Or, cette rupture ne pouvait rester sans traductions migratoires.
On a d’abord évoqué la situation d’urgence migratoire résultant de l’embrasement de la rive sud de la Méditerranée. Entre janvier et mai 2011, près de 35 000 migrants majoritairement tunisiens et libyens sont arrivés sur les côtes maltaises et sur celles de l’ile italienne de Lampedusa. Face à ce qui n’a pas tardé à devenir une situation humanitaire très préoccupante, l’Union et ses Etats membres ont su réagir en mobilisant de substantiels moyens financiers et matériels (la contribution totale de l’Union dépassant les 100 millions d’euros, dont près de la moitié fournie par la Commission. Le mécanisme de protection civile de l’Union a été mobilisé afin de rapatrier des ressortissants de l’Union comme de pays tiers pris au piège des évènements. A cet effet, quinze Etats membres ont mis à disposition des moyens de transport cordonnés par la Commission (COM (2011) 292 final). Au-delà, l’espace Schengen a tangué au point qu’est engagée une profonde et difficile refonte de sa gouvernance.
Tel ne sera pas notre propos ici. En effet, nous voudrions plutôt attirer l’attention sur ce que l’on pourrait qualifier de réplique de la secousse initiale. Le relâchement de l’énergie accumulée s’accompagne généralement de plusieurs ajustements tectoniques. A cet égard, la chute du régime du colonel Kadhafi a entrainé une réaction en chaine.
En cela, et comme l’a souligné C. Ashton le 17 avril dernier (Discours prononcé par la Haute Représentante, Catherine Ashton, devant le Parlement européen concernant le Mali, Strasbourg, le 17 avril 2012), la crise Libyenne « et ses retombées ont exacerbé un problème préexistant, en déversant des combattants bien armés dans une région déjà gravement en proie au terrorisme, aux prises d’otages, au trafic de drogue et à la criminalité. Venant s’ajouter à l’insécurité alimentaire récurrente, une crise alimentaire majeure a considérablement aggravé le sort d’une grande partie de la population ». La convergence souvent contingente d’intérêts entre des groupes longtemps stipendiés par le Guide mais désormais hors de contrôle, de mouvements de revendications identitaires (également chauffés en son sein par le turbulent leader) et la virulente AQMI crée un foyer d’instabilité durable dans une région que la pauvreté et les problèmes frontaliers exposent depuis des décennies à forme endémique de désordre.
C’est bien à l’aune de ces inquiétudes qu’il convient de lire les évènements qui ont récemment secoué le Mali. Le renversement temporaire de l’ordre constitutionnel par une poignée d’officiers subalternes, dont le manque de clairvoyance a très vite eu raison de la détermination, la sécession du Nord du pays à l’initiative des Touaregs d’un Mouvement National de Libération de l’Azawad infiltré par des éléments islamistes radicaux, ouvrent une période d’incertitudes y compris migratoires.
Dans cette perspective, la situation pourrait engendrer deux séries au moins de conséquences :
– L’hinterland migratoire de l’Union européenne en Afrique subsaharienne risque de devenir une sorte de point aveugle. L’efficacité déjà relative des politiques déployées par les Etats de la zone, à la demande insistante autant qu’avec le soutien de l’Union, en vue de contrôler les voies d’accès aux rives de la Méditerranée puis, pour une minorité de migrants irréguliers, aux côtes septentrionales de la Grande bleue, sera durablement hypothéquée.
– Analyser cette crise dans toutes ses dimensions commande de ne pas céder aux effets d’un européocentrisme excessif. Aussi, convient-il de souligner qu’un nombre infime de personnes traversant le Sahara essaie effectivement de poursuivre leur route jusqu’en Europe ; sans que cela ne soit aucunement le signe de l’efficacité des politiques de contrôle mise en œuvre par les différentes autorités concernées.
Contrairement à ce que pourrait laisser supposer une lecture trop fréquemment cursive des choses, l’Afrique Subsaharienne n’est qu’accessoirement une zone de migrations intercontinentales.Historiquement, elle est une zone de mobilité fluide participant au dynamisme économique et aux transformations socioculturelles des régions sahariennes (développement des réseaux de transports, de communications, éclosion de marchés locaux du travail, expansion urbaine…). Dit autrement, le projet des personnes circulant dans ces contrées est plus souvent associé à des « volontés d’émancipation, de découverte du monde ou d’invidualisation » dans un cadre régional qu’au désir de traverser les mers (J. Rachet, « De quelques aspects des dimensions politiques et économiques des circulations migratoires au Sahara central », L’année du Maghreb, 2011, p 255).
La situation est en tous cas suffisamment préoccupante pour avoir suscité une condamnation unanime de la part de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et de celle de l’Union européenne. Une convergence qui témoigne du fait que tout autant que la sécurité européenne c’est la pérennité d’un système migratoire inter-africain ancien, facteur de développement et de prospérité d’une région que l’on sait être l’une des plus fragile du monde qui est en jeu.