par Géraldine Bachoué Pedrouzo, CDRE
Si la Cour de justice incite depuis plusieurs années, par sa jurisprudence, à inscrire la lutte contre le terrorisme dans le respect des droits fondamentaux, le paradoxe de l’arrêt rendu en Grande Chambre le 19 juillet 2012 sous l’affaire Parlement c/ Conseil (C-130/10) conduit à écarter le législateur européen de cette lutte. Cet amoindrissement du contrôle démocratique doit être regretté, même s’il résulte d’une lecture littérale du traité de Lisbonne et si des principes intéressants pour la mise en œuvre de la politique étrangère et de sécurité commune y sont formulés.
En dépit de sa relative brièveté (113 considérants), l’arrêt de la juridiction du plateau du Kirchberg se livre à un véritable cours de droit constitutionnel, touchant aux actes, aux institutions, au respect des droits fondamentaux et aux garanties juridiques. Surtout, les principes que la CJUE pose confèrent à l’arrêt la même envergure que celle attachée à l’arrêt Kadi (C-402/05 P), auquel elle ne cesse par ailleurs de se référer.
Saisissant l’occasion offerte d’investir enfin le champ de la PESC, dont elle était jusque-là exclue, la CJUE s’emploie à définir, sous l’empire du traité de Lisbonne, le système des mesures restrictives visant à préserver la paix et la sécurité au niveau international conformément aux résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies.
En l’espèce, le Parlement européen demandait à la Cour d’annuler le règlement (UE) n° 1286/2009 du Conseil du 22 décembre 2009, modifiant le règlement (CE) n° 881/2002 instituant certaines mesures restrictives spécifiques à l’encontre de certaines personnes et entités liées à Oussama ben Laden, au réseau Al-Quaida et aux Taliban. Le contenu de ce règlement ne faisait pas vraiment difficulté, tenant compte des impératifs dégagés dans l’arrêt Kadi, en instituant une procédure d’inscription sur les listes anti-terroristes garantissant le respect des droits de la défense de la personne concernée, notamment son droit d’être entendu.
La difficulté principale concernait la base juridique sur laquelle se fonde le règlement attaqué. Le traité de Lisbonne organise deux voies pour l’intervention de l’Union dans le cadre de la lutte contre le terrorisme : la première prend appui sur l’Espace de liberté, de sécurité et de justice (article 75 TFUE) et la seconde concernait la PESC (article 215 TFUE). Le Parlement contestait le choix des Etats de s’appuyer sur la PESC, établissant pour la première fois un véritable rapport de force entre la PESC et le “corps commun” du traité. La Cour se devait de le dénouer.
La Cour vérifie d’abord que l’article 215 TFUE constitue bien la base juridique appropriée pour fonder le règlement (1), puis valide la procédure d’adoption de cet acte (2). On regrettera simplement que, de par ses implications institutionnelles et politiques, cette solution contribue à l’amoindrissement des garanties juridiques attachées à l’établissement des listes anti-terroristes de l’Union. (3).
1. Le rattachement de la lutte contre le terrorisme international à l’article 215 TFUE
Le Parlement mettait principalement en cause le choix de la base juridique PESC retenue par le Conseil. Selon une jurisprudence constante, le choix doit se fonder sur des éléments objectifs susceptibles de contrôle juridictionnel, parmi lesquels la finalité et le contenu de l’acte (points 42 à 45).
Les parties s’accordaient sur le besoin d’établir une correspondance entre la base juridique du règlement de 2009 et celle du règlement de 2002, adopté sous l’empire du traité d’Amsterdam. Il fallait donc établir la relation entre les ex-articles 60, 301 et 308 TCE, qui fondaient le règlement de 2002, et le fondement du règlement attaqué.
Pour la Cour, l’article 215 TFUE correspond au contenu des ex-articles 60 TCE, relatif aux mesures restrictives en ce qui concerne les mouvements de capitaux et les paiements, et 301 TCE, concernant l’interruption ou la réduction en tout ou partie des relations économiques avec un ou plusieurs États tiers. L’article 215 §1 TFUE fonde en effet l’action extérieure de l’Union en visant l’interruption ou la réduction des relations économiques avec les pays tiers (points 51 et 52). Par ailleurs, l’article 215 §2 TFUE permet au Conseil d’adopter des mesures restrictives à l’encontre de personnes, organisations ou entités non-étatiques.
À l’inverse, l’article 75 TFUE mis en avant par le Parlement ne permet pas d’interrompre ou de réduire les relations économiques et financières avec ces pays (point 54). Il permet simplement, lorsque la réalisation de l’ELSJ l’exige en vertu de l’article 67 TFUE en ce qui concerne la prévention et la lutte contre le terrorisme, de définir un cadre de mesures administratives concernant les mouvements de capitaux et les paiements, telles que le gel des fonds, des avoirs financiers ou des bénéfices économiques qui appartiennent à des personnes physiques ou morales ou à des entités non-étatiques.
Rattacher la lutte contre le terrorisme à la PESC plutôt qu’à l’ELSJ faisait toutefois difficulté car l’article 215 TFUE ne mentionne pas cette lutte, contrairement à l’article 75 TFUE (point 61). Même si les ex-articles 60 et 301 TCE ne la mentionnaient pas davantage (point 60), on aurait pu penser que l’article 75 TFUE fondait spécifiquement la lutte contre le terrorisme dans l’Union.
Il n’en est rien. La Cour a considéré, comme l’estimait le Conseil soutenu par la Suède (point 23), que les mesures prévues à l’article 215 §2 TFUE ne sont pas limitées aux mouvements de capitaux (point 57) et, surtout, que le rattachement à la PESC est nécessaire dès qu’une décision PESC prévoit l’adoption de mesures restrictives à l’encontre de personnes et entités non-étatiques (point 58). Le terrorisme étant défini comme une menace à la paix et à la sécurité au niveau international, la lutte contre ce phénomène relève de l’action externe de l’Union, et donc de la PESC.
Plusieurs dispositions du traité sur l’Union corroborent cette analyse (points 62 et 64), qu’il s’agisse de l’article 21 §2 c) TUE, relatif à l’action extérieure de l’Union, ou de l’article 24 §1 alinéa 1er TUE, qui définit la compétence de l’Union dans le cadre de la PESC. L’article 43 §1 TUE dispose en particulier que toutes les missions PESC peuvent contribuer à la lutte contre le terrorisme, y compris par le soutien que l’Union apporte à des pays tiers dans ce combat.
Reprenant à son compte les conclusions de son Avocat général Yves BOT (point 69 des conclusions), que l’on a déjà eu l’occasion de commenter précédemment, la Cour estime que les articles 75 et 215 TFUE ont bien des objectifs complémentaires mais qu’ils relèvent de politiques différentes de l’Union et qu’ils ne couvrent pas le même champ d’application. Aussi, considérer que le règlement ne pourrait être adopté que sur la base de l’article 75 TFUE reviendrait « à priver l’article 215 TFUE d’une grande partie de son effet utile » (point 84), formule exactement identique à celle du Parlement mais pour conclure, lui, à la pertinence de l’article 75 TFUE (point 34). La vision qu’a la Cour de l’économie générale des traités est ici pour le moins originale, un peu comme si l’effet utile de l’article 75 TFUE importait moins que celui de l’article 215 TFUE.
L’article 75 TFUE n’est donc pas une base juridique plus spécifique que l’article 215 TFUE pour lutter contre le terrorisme. Celui-ci constitue le fondement approprié des mesures restrictives, y compris de mesures de lutte contre le terrorisme à l’encontre de personnes, organisations ou entités non-étatiques, dès lors que la décision d’adopter ces mesures relève d’une action PESC. Ces mesures restrictives semblent ainsi désormais automatiquement relever de la PESC lorsqu’elles visent à préserver la paix et la sécurité internationale (point 78).
2. La validation de la procédure d’adoption du règlement
Sur les dires du Parlement lui-même (point 13), le règlement attaqué ne faisait que reformuler et clarifier le règlement de 2002, dont il cherchait à faciliter l’application conformément aux exigences de conciliation entre droits fondamentaux et sécurité posées par l’arrêt Kadi. La contestation parlementaire portant sur le défaut d’une décision PESC pour mettre en œuvre l’article 215 TFUE s’en trouvait immédiatement anéantie.
La question réglée par la Cour à la fin de l’arrêt n’est donc pas dénuée d’intérêt. S’interrogeant sur l’impact de l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne sur le régime des actes de l’Union, la Cour considère que la disparition des « positions communes » et leur remplacement par des « décisions PESC » ne signifient pas que les positions communes antérieures sont inexistantes du seul fait de l’entrée en vigueur du nouveau traité (point 109). Les auteurs du traité ont au contraire pris soin de maintenir les effets juridiques des actes PESC tant que ces derniers n’auront pas été modifiés, abrogés ou annulés (article 9 du protocole n° 36 sur les dispositions transitoires). Pour la Cour, les positions communes qui n’ont pas été modifiées, annulées, abrogées après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne peuvent donc correspondre aux décisions PESC aux fins de la mise en œuvre de l’article 215 TFUE qui s’y réfère (point 110). La position commune qui a permis, en son temps, l’adoption du règlement de 2002 que le règlement attaqué vient modifier fait donc office de décision PESC.
La contestation des compétences de la Commission, dont le mandat avait expiré, pour présenter une proposition conjointe avec le Haut Représentant pour les affaires étrangères n’aura pas suffi non plus à invalider le recours à l’article 215 TFUE. Même à supposer que les compétences de la Commission étaient limitées à la gestion des affaires courantes jusqu’à la prise de fonction de la nouvelle Commission, ainsi que le soutenait le Parlement (point 89), la modification de la base juridique n’était que formelle (point 101). Elle s’imposait donc afin de permettre au législateur de poursuivre, après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, la procédure pendante. Le Haut Représentant ayant approuvé la proposition de la Commission comme l’exige l’article 215 TFUE (points 104 et 105), la Cour en a conclu à la bonne utilisation de cet article.
3. Les implications institutionnelles et politiques
Rattacher la lutte contre le terrorisme à l’article 215 TFUE, et donc à la PESC, implique, sur le plan institutionnel, une mise à l’écart du Parlement européen du processus décisionnel. Ce dernier n’est pas co-législateur en la matière. Pour la Cour, cette incidence ne doit pas contribuer à déterminer le choix de la base juridique (point 79) même si la participation du Parlement au processus de décision reflète, au niveau de l’Union, l’existence « d’un principe fondamental démocratique » selon lequel les peuples participent à l’exercice du pouvoir par l’intermédiaire d’une assemblée représentative (point 81).
Pourtant, ce recours au « principe fondamental démocratique » ainsi proclamé ne permet pas une amélioration de la prise en compte de la voix des citoyens dans le processus décisionnel. L’utilisation que la Cour en avait faite dans son arrêt Roquette en 1980 (C-138/79) allait dans le sens du renforcement des prérogatives du Parlement, jouant dans le cadre de l’équilibre institutionnel. Ici, la solution retenue par la CJUE concourt paradoxalement à l’amoindrissement du contrôle démocratique. L’adoption de mesures restrictives au moyen d’une procédure excluant le Parlement n’a donc pas automatiquement d’incidence sur les droits fondamentaux dès lors que l’article 215 TFUE contient, tout autant que l’article 75 TFUE, les dispositions nécessaires en matière de garanties juridiques.
Il est vrai que le traité de Lisbonne contribue à l’amélioration du contrôle juridictionnel. En vertu de l’article 275 alinéa 2 TFUE, la Cour de justice peut contrôler la légalité des décisions prévoyant des mesures restrictives à l’encontre de personnes physiques ou morales adoptées par le Conseil dans le cadre de la PESC. Le contrôle juridictionnel prend donc ici le pas sur le contrôle démocratique. À ce titre, la Cour ne manque pas de rappeler que les auteurs des traités ont délibérément écarté le Parlement de la PESC (point 82) et leur renvoie la responsabilité de cette situation. La juridictionnalisation se fait au détriment de la démocratisation et on peut regretter ce paradoxe.
Concluant à l’existence de garanties juridiques suffisantes, la Cour s’est appuyée sur l’obligation de conformité aux droits fondamentaux reconnue par l’arrêt Kadi lors de la mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies. Que la Cour ait admis, avec le Parlement, le caractère inopérant de la distinction faite par le Conseil entre terrorisme « interne » et « externe » n’y aura rien changé. Comme le Conseil (point 19), la Cour considère que le règlement attaqué forme, avec la position commune n° 2002/402/PESC et le règlement de 2002, « un système d’interaction entre le comité des sanctions [de l’ONU] et l’Union » (point 71). Lorsque l’on sait les modalités de fonctionnement de ce Comité, il n’y a pas nécessairement lieu de s’en féliciter…
Sur le fond, enfin, la solution retenue par la Cour n’est pas sans incidence. Les États membres, pour lutter contre le terrorisme, sont autorisés à passer soit par la voie de la coopération internationale classique, soit par celle de la coopération intergouvernementale organisée dans l’Union. La balance semble pencher pour la première approche, principalement onusienne et sous influence américaine, de la lutte anti-terroriste. Il n’est pas certain qu’elle corresponde automatiquement aux conceptions et valeurs que l’Union s’efforce de promouvoir.
Au total, la Cour de justice apparaît désormais la seule gardienne des valeurs de l’Union face aux tentations de la lutte internationale contre le terrorisme, puisque le Parlement européen n’y a pas droit de cité. Il faut gager qu’elle saura, comme Thésée, dérouler son fil d’Ariane, patiemment tissé au fil des ans…