par Blandine de Clavière, EDIEC
L’histoire de la quatrième section de la convention de Bruxelles, puis du règlement Bruxelles I, démontre qu’une distinction de plus en plus limpide se dessine entre l’objectif de protection du consommateur et la localisation de la situation, à la faveur du premier. Cette dynamique vaut pour la détermination des éléments de rattachement. Elle s’étend également aux critères d’applicabilité des règles de conflit.
L’arrêt Mühlleitner, rendu par la Cour de justice de l’Union le 6 septembre dernier, s’inscrit dans ce mouvement (CJUE, 6 septembre 2012, Aff. C-190/11, Daniela Mühlleitner c. Ahmad Yusufi et Wadat Yusufi). Une nouvelle fois soumise à l’interprétation de l’article 15, § 1, sous c), du règlement 44/2001, la Cour précise les conditions d’applicabilité de cette disposition, pour affirmer que son champ d’application ne saurait être limité aux seuls contrats de consommation conclus à distance : la condition essentielle à laquelle est subordonnée la mise en œuvre de l’article 15, § 1, sous c), est celle liée à l’activité commerciale ou professionnelle dirigée vers l’État du domicile du consommateur.
Le litige au principal opposait une consommatrice autrichienne à un commerçant domicilié en Allemagne, avec lequel elle avait pris contact en vue d’acheter une voiture de marque allemande pour ses besoins privés. Après s’être connectée à une plate-forme de recherche allemande évoquant l’extension de l’État membre où ce professionnel était établi (« .de »), la consommatrice avait été renvoyée vers une offre de ce dernier, qu’elle avait contacté, au moyen du numéro de téléphone indiqué sur le site Internet, précédé d’un préfixe international. Le véhicule initialement souhaité n’étant plus disponible, un autre lui avait été proposé, dont les caractéristiques lui avaient été ultérieurement détaillées par courriel. Il lui avait encore été précisé que sa nationalité autrichienne ne représentait aucun obstacle à l’acquisition du bien. La consommatrice avait dès lors décidé de se rendre directement en Allemagne pour signer le contrat de vente et prendre immédiatement livraison du véhicule sur lequel elle s’était entendue avec le vendeur.
De retour en Autriche, elle découvre cependant que sa récente acquisition est affectée de vices substantiels. Les parties défenderesses refusant de la réparer, l’acheteuse déçue entreprend de saisir la juridiction de son domicile autrichien d’une demande de résolution du contrat, qu’elle soutient avoir conclu en tant que consommatrice avec une entreprise ayant dirigé son activité commerciale ou professionnelle vers l’Autriche, hypothèse couverte par l’article 15, § 1, c), du règlement Bruxelles I. Devant les juridictions nationales, un débat s’élève cependant sur le point de savoir si la possibilité de saisir le for autrichien suppose que le contrat entre le consommateur et le professionnel ait été conclu à distance.
L’article 15, § 1, sous c), du règlement Bruxelles I, qui offre au consommateur la possibilité de saisir les juridictions de son État « lorsque (…) le contrat a été conclu avec une personne qui exerce des activités commerciales ou professionnelles dans l’État membre sur le territoire duquel le consommateur a son domicile ou qui, par tout moyen, dirige ces activités vers cet État membre ou vers plusieurs États, dont cet État membre, et que le contrat entre dans le cadre de ces activités », est en effet silencieux quant au lieu de conclusion du contrat. En l’absence de référence expresse à la conclusion d’un contrat à distance, il est dès lors permis de penser qu’un tel contrat ne constitue nullement une condition d’application de l’article 15, § 1, c) : si le législateur européen avait souhaité limiter le for spécial en matière de droit de la consommation aux contrats conclus à distance, il l’aurait très certainement précisé dans l’article 15 lui-même. Cette interprétation littérale est cependant perturbée par la déclaration conjointe du Conseil et de la Commission concernant les articles 15 et 73 du règlement 44/2001, laquelle indique explicitement que le contrat doit être conclu à distance, déclaration qui est d’ailleurs reprise au considérant 24 du règlement Rome I. Elle est également troublée par la jurisprudence de la Cour Pammer et Hotel Alpenhof (CJUE, 7 décembre 2010, aff. C-585/08 et C-144/09, Rec. 2010, p. I-12527), dont les points 86 et 87 pourraient signifier que la mise en œuvre de l’article 15, § 1, c) dépend de ce que le contrat de consommation ait été conclu à distance. Rappelons en effet que, s’agissant de la location d’une chambre d’hôtel, la Cour affirme que « la circonstance que les clefs sont remises au consommateur et que le paiement est effectué par ce dernier dans l’État membre sur le territoire duquel le commerçant est établi n’empêche pas l’application de [l’article 15, §1, sous c)], si la réservation et la confirmation de celle-ci ont eu lieu à distance, de sorte que le consommateur s’est trouvé contractuellement engagé à distance » (Point 87). La conclusion d’un contrat à distance comme condition impérative pour la désignation d’un for protecteur est d’ailleurs défendue par la Commission au point 31 de ses observations écrites dans l’affaire Hotel Alpenhof.
Le 6 septembre 2012, la Cour exclut cependant que la possibilité pour un consommateur d’assigner, devant les juridictions de son État membre, un commerçant domicilié dans un autre État membre, soit subordonnée à la condition que le contrat ait été conclu à distance.
Au-delà de l’interprétation littérale de l’article 15, § 1, sous c), sa genèse comme son interprétation téléologique conduisent unanimement à cette conclusion.
On sait que la protection du consommateur s’est très largement renforcée, au fil des années, en droit international privé des conflits de juridictions. De la convention de Bruxelles au règlement Bruxelles I, les conditions nécessaires pour que les règles protectrices du consommateur puissent être invoquées ont en particulier évolué. L’article 13 de la convention de Bruxelles énonçait en effet deux conditions cumulatives : il fallait, d’une part, que la conclusion du contrat ait été précédée, dans l’État du domicile du consommateur, d’une proposition spécialement faite par le professionnel ou d’une publicité et, d’autre part, que le consommateur ait accompli dans cet État les actes nécessaires à la conclusion de ce contrat. Il en découlait, dès lors, que seul le consommateur passif était protégé, c’est à dire, le consommateur « statique, que le professionnel [était] venu solliciter chez lui. Le consommateur actif qui, de son plein gré, est allé contracter à l’étranger, [était] écarté de la protection » (A. SINAY-CITERMANN, « La protection de la partie faible en droit international privé », in Mélanges en l’honneur de Paul Lagarde : Le droit international privé : esprit et méthodes, Dalloz, Paris, 2005, pp. 737-748, spéc. p. 742). La nouvelle rédaction de l’article 15, § 1, c), du règlement est venue, au contraire, élargir les conditions d’application que les contrats de consommation doivent remplir « afin que soit assurée une meilleure protection des consommateurs eu égard aux nouveaux moyens de communication et au développement du commerce électronique » (V. Le point 59 de l’arrêt Pammer et Hotel Alpenhof et le point 38 de l’arrêt Mühlleitner). À dessein, le législateur de l’Union a ainsi remplacé les conditions incombant au professionnel et au consommateur, par des conditions applicables au seul professionnel. Est ainsi supprimée la distinction consommateur passif/consommateur actif, présente, en substance, dans l’article 13 de la convention de Bruxelles, pour laisser place au concept de « consommateur semi-passif » (FALLON et MEEUSEN, « Le commerce électronique, la directive 2000/31/CE et le droit international privé », RCDIP 2002, p. 435 et s., spéc. p. 461), sinon, plus encore, ainsi que le confirme l’arrêt Mühlleitner, au concept de consommateur actif. En l’espèce, en effet, la consommatrice autrichienne était à l’origine des liens contractuels : c’est après avoir consulté le site Internet des défendeurs, dont rien, dans un premier temps, ne laissait entendre qu’ils souhaitaient diriger leur activité vers l’Autriche, que la demanderesse au principal les a contactés. Les défendeurs n’ont fait que très naturellement saisir l’opportunité qui se présentait à eux de nouer une nouvelle relation commerciale, suite à quoi la consommatrice a décidé de se rendre au lieu de leur siège social.
Cette dynamique en faveur du consommateur est heureuse à différents égards.
En premier lieu, l’analyse du comportement du consommateur ne devrait désormais plus soulever de difficulté, à l’endroit où l’interprétation des conditions imposées par l’article 13 de la convention de Bruxelles prêtait à caution. En deuxième lieu, à la lumière des objectifs poursuivis par l’article 15 du règlement, et par sa section 4, dans son ensemble, il serait paradoxal de sanctionner un consommateur ayant fait l’effort du voyage, alors même que, par ce déplacement qui lui permet en particulier de vérifier la qualité du produit, le consommateur peut finalement prévenir la conclusion d’un contrat susceptible de conduire à une relation litigieuse avec le professionnel. En troisième lieu, enfin, la solution retenue par le juge de l’Union est heureuse, tant la condition d’applicabilité d’un contrat à distance pourrait soulever des difficultés pratiques. Nombreuses sont les hypothèses dans lesquelles un consommateur peut n’effectuer qu’à distance la réservation d’un service -service d’hôtellerie, service touristique-, ou d’un bien -tel est le cas dans l’arrêt Mühlleitner– alors que le contrat n’est effectivement conclu qu’ultérieurement, sur place, au siège social du vendeur ou du prestataire. On envisage d’ailleurs aisément qu’un consommateur refuse précisément d’effectuer un achat à distance -en tout premier lieu, aujourd’hui, par Internet- car il préfère vérifier directement la qualité des produits qu’il s’apprête à acheter, ainsi que cela a auparavant été envisagé, ou, plus simplement, car il craint un abus de sa carte de crédit. Mais il peut encore arriver que ce soit le professionnel lui-même qui n’accepte pas de paiement par virement bancaire ou avec envoi contre remboursement. Dans ces différents cas, le consommateur peut entretenir des échanges avec le professionnel, recevoir chez lui de multiples informations, par courriels ou par courriers. La conclusion du contrat se fera en revanche dans l’État membre où le commerçant exerce son activité.
Dans ce contexte, les points 86 et 87 de l’arrêt Pammer et Hotel Alpenhof ne sauraient avoir une portée générale. En observant que, dans la situation qui affectait l’Hotel Alpenhof, le contrat avait été conclu à distance, la Cour a seulement répondu aux arguments invoqués par cette société -selon laquelle l’article 15, § 1, sous c), du règlement Bruxelles I ne pouvait s’appliquer, le contrat avec le consommateur ayant été conclu sur place- pour affirmer que ces arguments étaient in casu inopérants : la réservation de la chambre d’hôtel et la confirmation de cette réservation avaient en effet été faites à distance ; le contrat avait donc été conclu entre les parties avant la remise des clefs. Il ne s’agissait ainsi, pour le juge de l’Union, que de mettre en lumière une circonstance factuelle particulière. En aucun cas il n’était question d’ériger la conclusion d’un contrat à distance en condition impérative exigée par le règlement 44/2001.
L’attention doit donc porter sur la condition essentielle à laquelle est subordonnée la désignation d’un for protecteur, tel que proposé à l’article 16 du règlement : l’activité commerciale ou professionnelle dirigée vers l’État du domicile du consommateur. Le 6 septembre 2012, le juge de l’Union n’était pas soumis à la question de savoir si l’activité des défendeurs était effectivement dirigée vers l’État du domicile du consommateur, la juridiction de renvoi ayant répondu par l’affirmative. En présentant une brève liste d’indices permettant de déterminer si l’activité du professionnel est dirigée vers l’État du consommateur, il confirme néanmoins une interprétation souple de la notion d’activité dirigée : « tant la prise de contact à distance, telle que celle en cause au principal, que la réservation d’un bien ou d’un service à distance ou, a fortiori, la conclusion d’un contrat de consommation à distance sont des indices de rattachement du contrat à une telle activité » (Point 44). Ce qui est décisif, dès lors, est que le commerçant « ait manifesté sa volonté d’établir des relations commerciales » (V. Le point 75 de l’arrêt Pammer et Hotel Alpenhof) avec les consommateurs d’un autre État membre, sinon, avec le consommateur avec lequel les relations contractuelles ont effectivement été nouées. Dans l’arrêt Mühlleitner, le site Internet du professionnel était passif. Ce professionnel savait cependant qu’il concluait un contrat avec un consommateur d’un autre État membre. Il a par ailleurs démontré, par les échanges de courriels et par les différents appels téléphoniques, qu’il était disposé à diriger son activité vers l’État membre de la demanderesse. D’où l’on observe que l’interprétation de la notion de direction d’activité ne laisse au professionnel que bien peu de possibilités d’échapper au risque judiciaire, provenant de l’éventualité d’avoir à comparaître devant une juridiction étrangère ou d’avoir à saisir une telle juridiction.