par Romuald Di Noto, CEDI
La Cour fédérale de justice allemande (Bundesgerichtshof) a récemment transmis à la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) deux questions préjudicielles portant sur l’interprétation de l’article 5, point 3 du Règlement n°44/2001 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (Règlement « Bruxelles I »).
Cette disposition prévoit qu’en matière délictuelle ou quasi-délictuelle, « une personne domiciliée sur le territoire d’un Etat membre peut être attraite, dans un autre Etat membre (…), devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire ». La notion de lieu de survenance du fait dommageable est interprété par la jurisprudence en ce sens que ce lieu est soit le lieu où le dommage est survenu, soit celui où l’événement causal s’est produit (CJCE, 30 novembre 1976, Mines de Potasse d’Alsace, Rec. CJCE, p. 1735, concl. CAPOTORTI). Lorsque ces deux lieux sont dissociés, le demandeur dispose d’une option de compétence.
Ce chef de compétence internationale s’applique notamment aux actes de contrefaçon et aux atteintes au droit d’auteur – commis y compris sur Internet, ce qui n’est pas sans soulever de délicates questions d’interprétation de la notion de lieu de survenance du fait dommageable ou du dommage (sur cette question, v. not. Com. 29 mars 2011, D. 2011, Pan. 2363, obs. J. LARRIEU, C. LE STANC et P. TREFIGNY-GOY ; J. PASSA, « Compétence juridictionnelle et loi applicable en matière de protection de la propriété intellectuelle », in « Droit international de l’Internet, Loi applicable et juridiction compétente », Colloque annuel du Centre d’études juridiques et économiques du multimédia de l’Université Panthéon-Assas (Paris-II), RLDI août-septembre 2010, supplément, p. 23 et s.).
Si les actes délictueux des deux affaires dont la CJUE aura à connaître n’ont pas été commis au moyen d’un site Internet, ils n’en présentent pas moins un intérêt certain pour l’application de l’article 5, point 3 du Règlement « Bruxelles I ». Ils soulèvent en effet la question de la (non- ?) dissociabilité, aux fins de la détermination de la compétence judiciaire internationale, d’un acte délictuel commis sur le territoire d’un premier Etat membre, lorsque cet acte n’est pas autonome mais constitue une participation à un acte délictuel principal commis sur le territoire d’un second Etat membre. Dans les deux affaires portées à la connaissance des juges de Luxembourg, la participation à l’acte délictuel principal consiste en la fourniture à un tiers soit de produits prétendument contrefaisants, soit d’œuvres à propos desquelles une violation du droit d’auteur est alléguée.
La première question préjudicielle (Coty Prestige Lancaster Group GmbH c. First Note Perfumes N.V., aff. n° C-360 /12) posée par le Bundesgerichtshof vise à savoir si l’article 5, point 3 du Règlement « Bruxelles I » doit être interprété en ce sens que « le fait dommageable [en l’espèce, un acte de contrefaçon] s’est produit dans un Etat membre A lorsque le délit faisant l’objet de la procédure ou à l’origine des prétentions soulevées a été commis dans un Etat membre B et consiste en la participation au délit principal commis dans l’Etat membre A ». La même interrogation est formulée par la haute juridiction allemande sur l’interprétation de l’article 93, point 5 du Règlement n°40/94 du 20 décembre 1993 sur la marque communautaire (voir la décision de renvoi). En l’espèce, la société de droit allemand Coty Prestige Lancaster Group GmBH, qui produit et commercialise des parfums et cosmétiques, estime être victime d’actes de contrefaçon commis en Allemagne par la société de droit belge First Note Perfumes N.V. Elle assigne cette dernière devant les juridictions allemandes. Une contestation s’élève alors quant à la compétence internationale des juridictions allemandes : la société belge fait valoir qu’elle n’a jamais commercialisé les produits prétendument contrefaisants sur le marché allemand. Elle admet en revanche avoir vendu une certaine quantité de ces produits à un tiers, Stefan P., qui les a introduits et commercialisés lui-même en Allemagne. Ainsi, si la société First Note Perfumes N.V. n’a pas directement commis d’actes de contrefaçon sur le territoire allemand, la question est posée de savoir si elle pourrait être poursuivie devant les juridictions de cet État pour avoir apporté son concours aux actes de Stefan P., auquel elle a fourni les produits. Cette question a déjà été tranchée par une juridiction suprême d’un État de l’Union : dans une décision du 8 juillet 2003, l’Oberster Gerichtshof autrichien a admis la compétence internationale des juridictions autrichiennes pour connaître d’une action introduite contre une société italienne ayant, par la fourniture de produits, rendu possibles des actes de contrefaçon de marque commis par des distributeurs sur le territoire autrichien (OGH, Beschluss vom 8. Juli 2003 – 4 Ob 122/03z, ZfRV 2003, 226). L’avenir nous dira si les juges de Luxembourg entendent s’aligner sur une telle solution.
Les interrogations similaires soulevées par la Cour fédérale de Justice allemande dans l’affaire HI Hotel HCF SARL c. Uwe Spoering (aff. C-387-12) concernent une prétendue atteinte à un droit d’auteur. Selon la décision de renvoi, le demandeur, Uwe Spoering, qui exerce la profession de photographe, a réalisé une série de photographies de l’hôtel du défendeur (HI Hotel), situé à Nice. Il a ensuite conféré à celui-ci le droit d’utiliser les photographies dans ses dépliants et sur son site Internet. En 2008, il constate que certaines de ses photographies ont été reproduites dans deux ouvrages spécialisés, le premier publié à Berlin par la société Paidon Press et le second à Cologne par les éditions Taschen. La société Phaidon Press s’est procurée les photographies via une société partenaire établie à Paris, qui les a elle-même reçues des gérants de l’hôtel. Le photographe a alors introduit une action en justice devant les juridictions allemandes contre HI Hotel afin de voir sanctionnée la violation de son droit d’auteur. Au soutien de la compétence des juridictions allemandes, il prétend que l’événement dommageable – consistant pour lui en la distribution par Phaidon Press des ouvrages reproduisant les photographies – s’est produit sur le territoire allemand. Au contraire, les représentants de l’hôtel estiment que, dans la mesure où c’est en France que les photos ont été remises à la société partenaire qui les a ensuite remises à Phaidon Press, les juridictions françaises sont compétentes. Dans cette affaire, la formulation de la question posée par la Cour fédérale de Justice est identique à celle retenue dans la première affaire exposée.