par Géraldine Bachoué Pedrouzo, CDRE
La saga des affaires Kadi se poursuit… Après avoir posé, en 2008 dans l’arrêt Kadi que chacun connaît (C-402/05 P et C-405/05 P), le principe du contrôle juridictionnel des actes des institutions de l’Union européenne qui mettent en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies prévoyant le gel des avoirs des personnes et entités identifiées par le comité des sanctions du Conseil de sécurité sur une liste « noire », la Cour de justice va être prochainement amenée à se prononcer sur le périmètre et la nature de ce contrôle.
L’Avocat général Yves Bot s’y attèle, dans ses conclusions rendues le 19 mars 2013 (C-584/10 P, C-593/10 P, C-595/10 P) dans le pourvoi dirigé contre l’arrêt Kadi II de 2010 (T 85/09), par lequel le Tribunal, interprétant l’arrêt de la Cour, a annulé le nouveau règlement de la Commission maintenant le gel des fonds de M. Kadi, en considérant qu’il lui incombait d’assurer un « contrôle juridictionnel complet et rigoureux de la légalité de cet acte ».
Tout en confirmant l’absence d’immunité juridictionnelle des règlements de mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité (1), l’Avocat général souligne la difficulté à laquelle le juge de l’Union est confronté en matière de lutte contre le terrorisme. Celle-ci ne saurait amener les démocraties à abandonner ou à renier leurs principes fondateurs, au rang desquels figure l’État de droit. Mais elle requiert en même temps une certaine souplesse de la part des autorités, tant la réalité et l’intensité du risque peuvent fluctuer d’un endroit à l’autre ou d’une période à l’autre.
L’évaluation de ce risque est donc primordiale et il convient d’en tenir compte au moment de préciser les contours du contrôle applicable (2). C’est un tableau tout en nuances que suggère l’Avocat général Bot, qui n’est pas sans rappeler les variations du contrôle exercé par le juge administratif français dans le cadre du recours pour excès de pouvoir. En déterminant, eu égard à l’ensemble de ces considérations, les conséquences du degré de contrôle sur les droits fondamentaux du requérant (3), l’Avocat général propose de mettre un point final à la saga des affaires Kadi.
1. Confirmation de l’absence d’immunité juridictionnelle des règlements de mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité
En 2005, le Tribunal jugeait que les règlements communautaires mettant en œuvre les mesures du Conseil de sécurité de l’ONU échappent en grande partie au contrôle juridictionnel (T 306/01).
Par son célèbre arrêt de 2008, la Cour de justice a au contraire considéré que, sans remettre en cause la primauté d’une résolution du Conseil de sécurité au plan international, le respect s’imposant aux institutions européennes à l’égard des institutions des Nations unies ne peut avoir pour effet d’empêcher tout contrôle de légalité d’un acte de l’Union au regard des droits fondamentaux, même si les institutions de l’Union ne disposent que d’une faible marge de manœuvre pour appliquer le droit international.
Dans la lignée de l’arrêt de la Cour, le Tribunal a refusé, en 2010, de reconnaitre une immunité juridictionnelle en faveur du règlement attaqué. Le Conseil le lui reproche aujourd’hui. Pourtant, il n’est pas envisageable, selon l’Avocat général, que la Cour revienne sur son refus de faire bénéficier un acte de l’Union d’une immunité juridictionnelle (pt 46).
Ce point de vue, confirmé à plusieurs reprises par la Cour (arrêts Ayadi et Hassan, C 399/06 P ; arrêt Bank Melli Iran, C 548/09 P), se comprend aisément en raison de la « garantie ‘constitutionnelle’ qu’incarne, dans une Union de droit, le contrôle juridictionnel de la conformité de tout acte de l’Union, y compris lorsqu’il met en œuvre un acte de droit international, aux droits fondamentaux consacrés par le droit de l’Union » (pt 49). La nécessité d’assurer « une protection généralisée des droits fondamentaux » (pt 50) dès lors qu’un acte de l’Union est soumis à l’appréciation de la Cour de justice impose une telle solution.
Le débat relatif à l’existence d’un contrôle juridictionnel est donc désormais un faux débat. Il ne s’agit plus de s’interroger sur la possibilité ou non d’un contrôle. La question tient davantage aux modalités de ce contrôle, quitte à moduler ce dernier et à l’adapter en fonction du respect dû par l’Union aux normes contraignantes du droit international (pt 52).
2. Précision de l’étendue et de l’intensité du contrôle juridictionnel applicable
Dans son arrêt Kadi de 2008, la Cour de justice a posé le principe d’un contrôle juridictionnel, mais elle n’en a pas précisé les contours. Or, pour éviter un « simulacre de contrôle », le Tribunal a assimilé le contrôle juridictionnel restreint à une absence de contrôle, faisant dire à l’arrêt de la Cour ce qu’il ne disait sans doute pas. Le Tribunal se serait en effet fondé en 2010 sur le postulat, erroné selon l’Avocat général, selon lequel la Cour a clairement pris parti en faveur d’un contrôle juridictionnel approfondi du bien-fondé de l’inscription de M. Kadi sur la liste (pt 56).
L’arrêt de 2008 mentionne l’existence d’un contrôle « en principe complet » des actes de l’Union qui visent à mettre en œuvre les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies. Contrairement à ce qu’indique le Tribunal, la formule ne semble pas déterminer le degré d’intensité du contrôle (pt 60), mais marquer la position de principe de la Cour en la matière (pt 59). D’ailleurs, l’Avocat général Bot n’hésite pas à livrer un cours de sémantique pour appuyer son point de vue : « si la Cour avait voulu exprimer l’idée que, sous l’angle de son intensité, son contrôle devait être complet, sans aucune exception, l’emploi des mots ‘en principe’ devenait inutile. Si elle avait voulu souligner qu’elle entendait en faire un principe absolu, alors c’est l’expression ‘par principe complet’ qu’elle aurait dû utiliser. En réalité, avec clarté et concision, la Cour, en trois mots, exprime l’idée que le contrôle qu’elle affirme, aussi large soit-il, n’est complet qu’en principe et qu’il comporte donc de possibles exceptions » (pt 61).
Le contrôle juridictionnel s’étend donc à tous les actes de l’Union, qu’ils soient adoptés ou non en application d’une norme de droit international, et ce contrôle porte tant sur la légalité externe de ces actes que sur leur légalité interne au regard des droits fondamentaux protégés par le droit de l’Union.
Or, s’il est un domaine dans lequel l’exception trouve sa place, c’est bien dans le domaine de la lutte contre le terrorisme. Les modalités du contrôle juridictionnel applicable doivent d’autant plus être précisées qu’il existe deux branches du contentieux des mesures de gel des avoirs (d’une part les mesures mettant en œuvre les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, d’autre part celles adoptées de façon « autonome » par l’Union) et que le standard de contrôle applicable à la deuxième branche, défini dans l’arrêt OMPI (T-256/07), n’est pas transposable à la première branche. Il existe en effet des différences procédurales profondes entre les deux régimes communautaires de gel des fonds, qui ne permettent pas de reproduire le schéma de contrôle poussé des listes « autonomes » (contrôle étendu à l’appréciation des faits et des circonstances invoquées comme justifiant la décision de gel des fonds et à la vérification des éléments de preuve et d’information sur lesquels est fondée cette appréciation).
Plusieurs raisons s’opposent à ce qu’un tel contrôle soit ici retenu, notamment la nature préventive des mesures en cause, le contexte international, la nécessaire conciliation entre les impératifs sécuritaires et la protection des droits fondamentaux, la nature politique des appréciations du comité des sanctions des Nations unies et les améliorations procédurales qu’a connues cette instance ces dernières années (pt 67).
En particulier, l’Avocat général rappelle que les mesures de gel des fonds constituent des mesures conservatoires (pt 68). Les fonds sont gelés mais ne sont pas confisqués. Il ne s’agit pas de sanctions pénales, mais de mesures adoptées afin de maintenir la paix et la sécurité à l’échelle mondiale. En raison de leur effet dissuasif, ces mesures doivent donc relever d’un contrôle juridictionnel adapté.
Plusieurs dispositions des traités (art. 3 §5 TUE, art. 21 § 1 et § 2 sous c) TUE, art. 220 § 1 TFUE, déclaration n° 12) militent par ailleurs en faveur d’une limitation du contrôle juridictionnel et d’une politique étrangère et de sécurité commune de l’Union européenne respectueuse de l’action des Nations unies. La prise de décision selon une procédure centralisée et universelle n’empêche pas une coopération de l’ONU et de l’Union. Au contraire, elle la commande (arrêt Parlement c/ Conseil, C-130/10), mais à condition pour les instances européennes de ne pas substituer leur propre appréciation à celle du Conseil de sécurité, à qui incombe la responsabilité principale de maintenir la paix et la sécurité à l’échelle mondiale (pt 69 à 76).
De ce fait, le juge de l’Union doit faire preuve de mesure dans l’exercice de son contrôle. La confiance qu’il peut avoir dans la procédure menée devant le comité des sanctions s’explique par les améliorations dont celle-ci a fait l’objet depuis le prononcé de l’arrêt Kadi en 2008. Sans constituer une instance juridictionnelle, le bureau du médiateur contribue par exemple à développer la transmission d’informations par les États au comité des sanctions, « ce qui garantit une prise de décision reposant sur des fondements plus solides » (pt 84). Bien sûr, ce point de vue peut être contesté. Mais l’Avocat général s’efforce d’y remédier, en valorisant la prise de conscience des Nations unies que, malgré les exigences de confidentialité, les procédures d’inscription et de radiation doivent désormais être mises en œuvre sur la base d’un niveau suffisant d’informations, que la communication de celles-ci à la personne concernée doit être encouragée et que l’exposé des motifs doit être suffisamment étayé.
Pour l’Avocat général, une présomption de bien-fondé doit donc être attachée aux décisions prises par cette instance. Plus la procédure onusienne sera transparente, moins les instances européennes seront tentées de remettre en cause les appréciations faites par le comité des sanctions. Cela étant, l’inscription doit pouvoir être contestée par l’intéressé, car, sans exercer un contrôle approfondi du bien-fondé de l’inscription, le juge de l’Union doit pouvoir veiller à ce qu’une inscription au sein de l’Union ne se fonde pas sur un exposé de motifs manifestement insuffisant ou erroné.
L’Avocat général propose alors un standard de contrôle applicable aux actes de l’Union mettant en œuvre des décisions du comité des sanctions. Selon lui, l’arrêt Kadi de 2008 a déjà permis de déterminer l’étendue du contrôle, plus précisément les normes de référence et son objet (pt 92). Seule l’intensité de ce contrôle faisait défaut. Pour l’Avocat général Bot, le contexte spécifique de lutte contre le terrorisme dans lequel est intervenu le règlement attaqué impose un contrôle normal sur les aspects relatifs à la légalité externe et un contrôle restreint sur ceux relatifs à la légalité interne. Les juristes français retrouveront là le modèle du degré de contrôle effectué par le juge administratif dans le cadre du recours pour excès de pouvoir.
Ainsi, les aspects formels et procéduraux de l’acte attaqué devraient être soumis à un contrôle normal (pt 96 à 104). Le juge de l’Union doit contrôler de manière rigoureuse si cet acte a été adopté dans le cadre d’une procédure respectueuse des droits de la défense (pt 98). Il doit en particulier vérifier si l’intéressé a eu communication des motifs de l’inscription (pt 99), si ces motifs sont suffisants pour lui permettre de se défendre utilement (pt 101), s’il a pu faire part de ses observations à la Commission (pt 102) et si celle-ci les a suffisamment pris en considération (pt 103). Ce haut niveau d’exigence en matière procédurale garantit une conciliation adéquate entre protection des droits fondamentaux et impératifs sécuritaires.
En revanche, comme en droit administratif, où il s’agit toujours de s’interroger secteur par secteur sur la cohérence globale de l’action administrative et sur la façon dont celle-ci doit poursuivre les fins d’intérêt général qui lui sont assignées (v. P. L. Fier, Précis de droit administratif, Montchrestien, 2008, p. 485), le contrôle des motifs de fait devrait être susceptible de variations.
Le juge de l’Union exerce un contrôle restreint sur le bien-fondé de la motivation, limité à la vérification de l’existence d’une erreur manifeste de la part du comité des sanctions (pt 105 à 110). La matérialité des faits établie par ce comité doit donc être présumée, sauf erreur patente dans le constat factuel (pt 107). De même, le contrôle de la qualification juridique des faits doit se limiter au contrôle de l’erreur manifeste (pt 108).
Mais, et sans aller jusqu’à contrôler l’opportunité d’une inscription sur la liste, le juge de l’Union doit aussi vérifier que celle-ci n’est pas manifestement disproportionnée ou inappropriée au vu de l’objectif poursuivi (pt 109). La situation pourrait être obscure et, comme en droit administratif, il n’est pas inutile de se demander si le contrôle de proportionnalité n’est pas un contrôle maximum. Pourtant, selon l’Avocat général, seule « l’erreur flagrante » doit être sanctionnée (pt 110). Ce contrôle n’est finalement qu’un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation déguisé (v. B. Seiller, Droit administratif. L’action administrative, Flammarion, 2001, p. 240).
3. Détermination des conséquences du degré de contrôle sur les droits fondamentaux de M. Kadi
Pour l’ensemble de ces considérations, l’Avocat général Bot propose à la Cour de justice d’accueillir le pourvoi et d’annuler l’arrêt du Tribunal du 30 septembre 2010.
Il lui suggère également de statuer elle-même sur le recours en annulation (pt 123), en rejetant comme non fondés les moyens tirés d’un défaut de base juridique suffisante (pt 125), d’une violation des droits de la défense et du droit à une protection juridictionnelle effective et d’une violation de l’obligation de motivation (pt 126). L’Avocat général ne décèle aucune erreur manifeste quant à l’exactitude matérielle des faits, notamment car le requérant n’a pas pu démontrer que la menace pour la paix et la sécurité internationales a cessé depuis son inscription initiale sur la liste (pt 127). Enfin, aucune atteinte disproportionnée au droit de propriété du requérant ne semble pouvoir être retenue (pt 128).
Si la Cour de justice décidait de suivre les conclusions de son Avocat général, elle pourrait ainsi clore la saga des affaires Kadi…