par Joanna Pétin, CDRE
L’arrêt Aswat contre Royaume-Uni (n°17299-12), rendu par la Cour européenne des droits de l’homme le 16 avril dernier fait suite à une autre affaire, l’arrêt Babar et autres c. Royaume Uni (n°24027-07) rendu le 10 avril 2012. Concernant six personnes soupçonnées de terrorisme international et placées en détention sur le sol britannique, l’affaire avait donné l’occasion à la Cour d’avaliser l’extradition vers les Etats-Unis de cinq des requérants. Toutefois, pour l’un des requérants, M. Aswat, hospitalisé pour schizophrénie, la Cour avait ajourné l’examen de sa requête afin d’obtenir des informations complémentaires sur son état de santé.
Si cette affaire est l’occasion pour la CourEDH de rappeler le caractère absolu de l’article 3 de la CEDH, quels que soient les agissements d’un individu (CEDH, 17 janvier 2012, Othman (Abu Qatada) contre Royaume-Uni, n°8139/09 ; §§79-80, CEDH, G.C., 15 novembre 1996, Chahal contre Royaume-Uni, n°22414/93), l’apport essentiel de l’affaire n’est pas là. Le 16 avril 2013, les juges de la CourEDH estiment que l’extradition de M. Aswat vers les Etats-Unis violerait l’article 3 de la CEDH du fait de son état de santé mental.
La “vulnérabilité” de l’individu atteint de schizophrénie paranoïaque aigüe est donc prise en compte pour empêcher son extradition et assurer sa protection contre des traitements inhumains ou dégradants (I). La Cour de Strasbourg adopte ainsi une attitude proactive dans le sens de la protection toujours plus poussée des droits des personnes les plus vulnérables (II).
1. Eloignement et état de santé
La gravité de l’état de santé mentale de M. Aswat motive la solution de la CourEDH. En effet, celui-ci est atteint d’une schizophrénie paranoïaque aigüe ayant entrainé le transfert de son lieu de détention au Royaume-Uni vers un hôpital psychiatrique de haute sécurité. Si parmi les requérants de l’affaire Babar Ahmad et autres du 10 avril 2012 certains souffraient également de troubles mentaux, leur état de santé n’avait pas nécessité une hospitalisation. Par conséquent, l’hospitalisation de M. Aswat, et partant la gravité de son état de santé, ont été des critères importants dans la solution retenue par les juges de la Cour.
Du fait de son état de santé, le requérant a en effet été hospitalisé dans un établissement psychiatrique de haute sécurité. Depuis, il a été constaté une stabilisation de son état grâce au traitement médical et aux activités dispensées dans cette institution. Cette hospitalisation avait été jugée nécessaire « for the applicant’s own health and safety » (§ 51).
Même si les juges de Strasbourg ne remettent pas en cause le système de services de soins psychiatriques dans les établissements pénitentiaires américains (§53-54), qu’ils estiment comparable à ceux présents en Europe (§55), la Cour met en évidence que les informations en sa possession laissent planer des doutes sur les conditions de détention de M. Aswat une fois son extradition effectuée (§52 et §56). De plus, les informations médicales disponibles soulignent que l’hospitalisation du requérant reste nécessaire (§55 in fine).
Dès lors, les juges de Strasbourg concluent qu’il existe un risque réel que l’extradition du requérant vers les Etats-Unis et vers un environnement carcéral potentiellement plus hostile aggrave son état de santé physique et mental, ce qui emporterait violation de l’article 3 de la CEDH (§57 in fine).
Cette position de la CourEDH est louable du point de vue de la protection des personnes les plus vulnérables, tels que les personnes atteintes de maladies mentales, et elle peut être interprétée comme une évolution possible de la jurisprudence stricte sur l’expulsion des étrangers malades. S’il n’existe pas de droit pour un non-national à rester sur le territoire d’un Etat pour bénéficier d’une assistance médicale (CEDH, 17 janvier 2006, Aoulmi contre France, n°50278/99, §55), cette position de la Cour peut laisser entrevoir une perspective nouvelle dans ce domaine.
Les juges de Strasbourg imposent ici une obligation de vigilance accrue dans le cadre de l’extradition des personnes souffrant de troubles mentaux. Cette tendance protectrice pourrait alors s’appliquer à l’avenir à l’ensemble des procédés d’éloignement des étrangers malades. Certes, les juges soulignent qu’en l’espèce il s’agit d’une extradition et non d’expulsion ce qui pourrait indiquer que la solution ne vaut que pour la matière. Dans cette hypothèse, cette jurisprudence protectrice ne s’étendrait pas aux cas d’expulsions d’étrangers malades, expulsions, qui sauf circonstances exceptionnelles (CEDH, 2 mai 1997, D. contre Royaume-Uni, n°30240/96) ne violent pas l’article 3 de la CEDH (CEDH, G.C., 27 mai 2008, N. contre Royaume-Uni, n°26565/05). Toutefois, si la Cour prend soin de différencier l’affaire au principal de l’affaire Bensaid contre Royaume-Uni du 6 février 2001, dans laquelle la Cour estimait que le renvoi en Algérie d’un schizophrène ne violait pas l’article 3 de la CEDH (§ 57), certains points peuvent être avancés pour nuancer cette distinction.
Les arguments de la Cour pour empêcher l’extradition de M. Aswat mettent l’accent sur le fait qu’il existe des incertitudes sur les conditions de détention qu’il subira suite à son extradition, mais également sur le fait que tout changement d’environnement emporterait une dégradation de son état de santé. Or, ces arguments ne jouent pas au regard de la jurisprudence européenne sur l’éloignement des étrangers malades. En effet, il s’avère que, jusqu’ici, la dégradation de l’état de santé n’a pas été, en soi, suffisant pour violer l’article 3 de la CEDH (CEDH, 29 janvier 2013, S.H.H. contre Royaume-Uni, n° 60637/10, §93 ; CEDH, G.C., 27 mai 2008, N. contre Royaume-Uni, n°26565/05, §42), pas davantage que le risque de mauvais traitements basé sur des spéculations ne peut emporter violation de l’article 3 de la CEDH (CEDH, 6 février 2001, Bensaid contre Royaume-Uni, n°44599/98, §39).
Par conséquent, la solution adoptée le 16 avril 2013 par les juges de la CourEDH ouvre de nouvelles perspectives, celles d’une d’une protection plus poussée des droits des personnes qualifiées de “vulnérables”.
2. Une prise en compte accrue de la vulnérabilité
Une fois encore, les juges de la CourEDH s’attardent sur la notion de “vulnérabilité” pour motiver leur décision. En l’espèce, la vulnérabilité inhérente aux personnes souffrant de maladies mentales doit être prise en compte par l’Etat afin d’évaluer une potentielle violation de la CEDH. Au point 50 de l’arrêt, la Cour note que « the feeling of inferiority and powerlessness which is typical of persons who suffer from a mental disorder calls for increased vigilance in reviewing whether the Convention has (or will be) complied with ».
La Cour de Strasbourg a, depuis de nombreuses années, intégré la notion de vulnérabilité dans ces décisions, sans toutefois jamais la définir. On la retrouve très fréquemment, venant conforter une position protectrice des juges. Déjà dans l’arrêt Dudgeon de 1981, elle précise qu’une protection spéciale doit être offerte aux « personnes spécialement vulnérables à cause de leur jeunesse, de leur faiblesse de corps ou d’esprit, de leur inexpérience ou d’une situation de dépendance naturelle, juridique ou économique spéciale » (CEDH, 22 octobre 1981, Dudgeon contre Royaume-Uni, n°7525/76, §49).
Au fil des années, le qualificatif « vulnérable » a été associé à un certain nombre de personnes, telles que les victimes de torture (CEDH, 25 septembre 1997, Aydin contre Turquie, n° 23178/94, §103), les mineurs (CEDH, 16 décembre 1999, V. contre Royaume-Uni, n° 24888/94, §64 ; CEDH, 19 janvier 2012, Popov contre France, n° 39472/07 et 39474/07, §91), les personnes détenues (CEDH, 12 avril 2005, Chamaïev et autres contre Géorgie et Russie, n° 36378/02, §375), les personnes atteintes de troubles mentaux détenues (CEDH, 3 avril 2001, Keenan contre Royaume-Uni, n°27229/95, §111), la population rom (CEDH, G.C., 13 novembre 2007, D.H. et autres contre République Tchèque, n° 57325/00, §176) , ou encore les demandeurs de protection internationale (CEDH, G.C., 21 janvier 2011, M.S.S. contre Belgique et Grèce, n° 30696/09,§232).
Ce qualificatif de « vulnérable » impose des obligations positives dans le chef des Etats parties à la Convention. Ils doivent notamment assurer une protection spéciale, tenir compte de la vulnérabilité d’un individu au moment de prendre une décision le concernant, assurer un suivi médical approprié aux personnes malades ou encore assurer une prise en charge spécifique des victimes de torture.
En d’autres termes, la marge d’appréciation des Etats est réduite du fait de la vulnérabilité d’un individu. Dans les arrêts Akdivar de 1996, Ilhan contre Turquie de 2000 ou encore plus récemment dans l’affaire Rahimi de 5 avril 2011, la vulnérabilité constitué un critère permettant d’interpréter avec souplesse le principe d’épuisement des voies de recours internes.
Cette notion apparait ainsi comme un outil de protection des droits des personnes vulnérables. Les Etats parties à la Convention se voient donc amputés d’une certaine marge de manœuvre eu égard à la vulnérabilité d’un individu. Une telle affirmation peut être notamment appuyée par le point 63 de l’affaire Kiyutin qui dispose que « lorsqu’une restriction des droits fondamentaux s’applique à des groupes particulièrement vulnérables de la société (…), la marge d’appréciation accordée à l’Etat s’en trouve singulièrement réduite et celui-ci doit avoir des raisons particulièrement impérieuses pour imposer la restriction en question » (CEDH, 10 mars 2011, Kiyutin contre Russie, n°2700/10).
Cette tendance croissante à la prise en compte de la vulnérabilité est d’ailleurs sans équivoque dans l’actualité de la jurisprudence de la CourEDH, à l’instar de l’arrêt Aswat, mais également comme en attestent les arrêts rendus en ce début 2013 concernant la problématique des soins médicaux en détention (CEDH, 12 mars 2013, Zarzycki contre Pologne, n°15351/03 ; CEDH, 5 mars 2013, Gülay Çeytin contre Turquie, n° 44084/10 ; CEDH, 10 janvier 2013, Claes contre Belgique, n° 43418/09).
La vulnérabilité prend ainsi une place grandissante dans la sphère protectrice des droits de l’homme. Dans l’affaire au principal, le bénéfice du doute tenant à l’incertitude des conditions de détention et du suivi médical futur de M. Aswat profite au requérant, au nom de sa vulnérabilité. La marge d’appréciation du Royaume-Uni se voit ainsi réduite et le recours à la vulnérabilité permet une protection renforcée de l’individu.
Qu’il s’agisse de l’œuvre prétorienne des juges de la CourEDH ou de celle de l’Union européenne au travers de son programme de Stockholm, la vulnérabilité trouve ainsi progressivement sa place dans la protection des droits fondamentaux.