par Marie Garcia, CDRE
Septembre aura été un mois fructueux pour la directive 2008/115/CE du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (directive « retour » dans la suite de l’article). Lors de deux renvois préjudiciels, le juge de l’Union en a précisé le sens, au regard tout d’abord de la méconnaissance du droit d’être entendu dans le cadre d’une décision de prolongation de la rétention, et à propos ensuite de ses effets dans le temps.
Directive « retour » et PPU
Dans son premier arrêt en date du 10 septembre 2013, M.G-N.R (C-383/13), le juge de l’Union répond aux interrogations du juge néerlandais, dans le cadre d’une procédure préjudicielle d’urgence (PPU). Prévue à l’article 107 du règlement intérieur de la Cour, la PPU est utilisée pour la troisième fois et la Cour détaille ici son choix avec pédagogie. Elle relève que le renvoi en question peut-être soumis à la procédure préjudicielle d’urgence étant entendu qu’il porte sur la directive « retour » et elle souligne la privation de liberté des requérants et l’incidence de la réponse à la question posée sur la solution du litige (point 25).
On ne peut en dire autant des motivations de rejet de la procédure préjudicielle d’urgence dans la seconde affaire en date du 19 septembre 2013 (CJUE, 19 septembre 2013, Filev et Osmani, C-297/12). Le juge de l’Union y répond dans le cadre de la procédure préjudicielle classique prévue à l’article 267 TFUE. Les faits d’espèce expliquent probablement ces différences procédurales.
Dans le premier arrêt, M.G et N.R, étrangers en situation irrégulière sur le sol néerlandais, sont placés en rétention en 2012 dans le cadre d’une procédure d’éloignement. En avril 2013, les autorités néerlandaises prolongent leur rétention, au motif notamment de leur manque de coopération. Ils introduisent alors un recours contre les décisions de prolongation de la rétention. En mai 2013 le juge de première instance conclut à la violation de leurs droits de la défense (les requérants n’ont pas été régulièrement entendus alors que la loi nationale le prévoit), estimant cependant que l’irrégularité n’entraîne pas l’annulation des décisions. Même constat en appel où le juge néerlandais souligne que la jurisprudence nationale laisse le soin aux juridictions de déterminer « les conséquences juridiques d’une telle violation en tenant compte des intérêts garantis par la prolongation de la rétention et qu’elles ne sont, dès lors, pas tenues d’annuler une décision de prolongation adoptée sans que l’intéressé ait été préalablement entendu si l’intérêt à le maintenir en rétention est considéré comme prioritaire (point 19) ».
Eprouvant un doute sur la compatibilité de cette jurisprudence avec le droit de l’Union, le juge néerlandais demande à la Cour de justice si le droit de l’Union, et en particulier l’article 15 de la directive « retour », imposent la fin de la rétention du ressortissant d’Etat tiers, lorsque la décision de prolongation de sa rétention a été adoptée en méconnaissance du droit d’être entendu. Le juge national doit-il automatiquement annuler la décision de prolongation de la rétention ou peut-il au contraire maintenir la prolongation de la rétention si elle est justifiée au terme de la mise en balance des intérêts en présence ?
Le second arrêt vise deux situations distinctes. Le premier requérant, M. Filev, est un demandeur d’asile débouté ayant fait l’objet d’une mesure d’éloignement en 1992. Interpellé en 2012, il est l’objet d’une condamnation pénale. En effet, selon les termes mêmes de la loi allemande, « un ressortissant étranger qui a fait l’objet d’une mesure d’expulsion, de refoulement ou d’éloignement n’a plus le droit d’entrer sur le territoire fédéral et d’y séjourner ». Le second requérant, M. Osmani, est l’objet de diverses condamnations et décisions d’éloignement et, en 2004, il est éloigné du territoire allemand. Cependant en 2012, il est à nouveau interpellé sur le sol allemand. Placé en détention afin de purger le reliquat de sa première peine d’emprisonnement, une nouvelle procédure pénale est engagée contre lui.
Le juge national s’interroge alors sur la compatibilité du droit national avec la directive « retour » au motif que le premier permet de limiter les effets de la mesure d’éloignement.
Droit d’être entendu et « directive retour »
L’affaire C-383/113 pose la question de la méconnaissance du droit d’être entendu dans le cadre de la directive « retour » et dans le contexte d’une procédure préjudicielle d’urgence.
La CJUE s’était déjà prononcée sur le droit d’être entendu dans l’affaire M.M du 22 novembre 2012 (C-277/11), dans le cadre d’une demande de protection subsidiaire (Voir sur ce site « La portée du droit d’être entendu lors d’une demande de protection subsidiaire : confirmation de la prééminence des droits fondamentaux dans le système européen d’asile commun » par J.Pétin). Ici, la violation du droit d’être entendu est avérée et la Cour est invitée à en tirer les effets.
La Cour recherche dans un premier temps si la directive « retour » traite du droit d’être entendu dans les articles relatifs à la rétention et particulièrement à la prolongation de la rétention et constate que ce n’est pas le cas, ce qui n’exclut pas son applicabilité.
La Cour précise ainsi que les droits de la défense, parmi les lesquels compte le droit d’être entendu, « figurent au nombre des droits fondamentaux faisant partie intégrante de l’ordre juridique de l’Union et consacrés par la Charte » (CJUE, 18 Juillet 2013, Kadi, C-584/10). Puis selon les principes dégagés dans l’affaire M.M précitée, elle rappelle que « le respect de ces droits s’impose même lorsque la règlementation applicable ne prévoit pas expressément une telle formalité ».
Pour autant, ces droits ne demeurent pas absolus. La Cour s’attache à le démontrer dans un second temps.
Les droits de la défense, et particulièrement le droit d’être entendu, peuvent subir des restrictions, à condition que ces restrictions « répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général poursuivis par la mesure en cause » et qu’elles « ne constituent pas, au regard du but poursuivi une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance même des droits ainsi garantis ». Il s’agit donc d’apprécier la méconnaissance de ce droit selon « les circonstances spécifiques de chaque cas d’espèce, notamment de la nature de l’acte en cause, du contexte de son adoption et des règles juridiques régissant la matière concernée » (point 34).
La Cour souligne donc l’autonomie procédurale des Etats membres en la matière, puisque ni les conditions de l’application du droit d’être entendu ni les conséquences de sa méconnaissance ne sont prévues par le droit de l’Union. Elle précise néanmoins que les autorités nationales en charge d’appliquer ce droit ne doivent pas faire abstraction du droit de l’Union et de ses principes, lorsqu’elles prennent des mesures entrant dans le champ d’application du droit de l’Union. Il s’agit de ne pas rendre « en pratique impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union ».
Le périmètre du droit d’être entendu ainsi délimité, le juge de l’Union précise les conséquences de sa méconnaissance.
La Cour se livre ici à une explication de sa jurisprudence concernant la méconnaissance des droits de la défense, et particulièrement du droit d’être entendu. Le principe est le suivant : la violation des droits de la défense n’entraîne l’annulation de la décision prise au terme de la procédure administrative en cause, que si, en l’absence de cette irrégularité, cette procédure pouvait aboutir à un résultat différent. Autrement dit, une irrégularité dans l’exercice des droits de la défense au cours d’une procédure administrative de prolongation de la rétention, ne constitue pas nécessairement une violation de ces droits. La décision de prolongation de la rétention serait illégale, si la non application du droit d’être entendu avait pour conséquence de priver le ressortissant d’Etat tiers du droit d’apporter de nouveaux éléments à sa situation, justifiant ainsi qu’il soit mis fin à sa rétention.
Ce raisonnement vise à préserver l’effet utile de la directive « retour ». Comme elle l’avait affirmé dans sa jurisprudence antérieure concernant la directive 2008/115, le respect de l’effet utile de la directive oblige chaque Etat membre à tout mettre en œuvre pour éloigner effectivement chaque ressortissant en situation irrégulière sur son territoire.
Aussi, l’annulation d’une décision de prolongation de la rétention pour une irrégularité procédurale, qui n’aurait finalement aucune incidence sur la décision prise, mais qui pourrait en avoir sur la procédure d’éloignement, porterait atteinte à l’effet utile de la directive. C’est pourquoi la Cour rappelle à l’instar de la jurisprudence Achughbabian (CJUE, 6 décembre 2011, C-329/11) que « l’éloignement de tout ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier constitue une priorité pour les Etats membres » (point 43).
Se basant également sur les considérants 2 et 13 de la directive 2008/115, le juge de l’Union énonce que l’impératif d’efficacité poursuivit par la directive s’impose à toutes les étapes de la procédure d’éloignement. Par conséquent, « si le recours à des mesures coercitives doit être subordonné expressément au respect (…) du principe de proportionnalité », il doit également tenir compte « du principe d’efficacité en ce qui concerne les moyens utilisés et les objectifs poursuivis ».
Dans ce contexte, on attendra avec beaucoup d’intérêt la réponse de la Cour de justice à la question posée par le juge français dans le cadre d’un renvoi préjudiciel (classique cette fois) en mars 2013, concernant l’obligation pour l’administration d’appliquer le droit d’être entendu lorsqu’elle prend une décision de retour à l’encontre d’un ressortissant en situation irrégulière (Voir sur ce site « Droit d’être entendu, droit de la défense et obligation de quitter le territoire : à propos de l’arrêt CCA Lyon du 14 Mars 2013, M. » M. Clément).
Directive « retour » et effets dans le temps des décisions interdisant l’entrée sur le territoire
L’affaire C-297/12 permet à la Cour d’interpréter l’article 11§2 de la directive « retour », selon lequel « la durée de l’interdiction d’entrée est fixée en tenant dûment compte de toutes les circonstances propres à chaque cas et ne dépasse pas cinq ans en principe (sauf) si le ressortissant d’un pays tiers constitue une menace grave pour l’ordre public, la sécurité publique ou la sécurité nationale ». Implique-t-il pour les Etats de limiter les effets de l’interdiction d’entrée prise en conséquence de la décision de retour ? Existe-t-il une obligation pour les Etats membres de limiter les effets de la décision interdisant l’entrée sur le territoire de l’UE ?
La directive « retour » impose sans équivoque, la limitation de la durée des effets d’une telle décision. Indépendamment de l’article 11§2 de la directive selon lequel « la durée de l’interdiction est fixée », le considérant 14 prévoit que « la durée de l’interdiction devrait être fixée en tenant dûment compte de toutes les circonstances propres à chaque cas et ne devrait pas normalement dépasser cinq ans ». La Cour rappelle également que l’article 3.6 définit l’interdiction d’entrée comme « une décision (…) interdisant l’entrée et le séjour sur le territoire des Etats membres pendant une durée déterminée (…) ».
Dans le cas où le législateur européen aurait entendu laisser aux Etats membres, une certaine marge de manœuvre, il l’aurait expressément fait valoir dans le texte même de la directive, selon la Cour. A titre de comparaison, elle souligne qu’en matière d’octroi d’un délai de départ volontaire, l’article 7§1 de la directive retour mentionne clairement la possibilité pour les Etats membres de prévoir que « ce délai n’est accordé qu’à la suite d’une demande du ressortissant concerné d’un pays tiers ». Ce qui n’est pas le cas concernant l’article 11 relatif aux interdictions d’entrée.
Aussi, si la durée des effets de la décision d’interdiction d’entrée sur le territoire de l’UE doit être fixée, la Cour souligne que l’objectif poursuivi par l’article 11§2 est justement de fixer cette durée maximale à cinq ans. Le texte national doit donc expressément mentionner ce délai, au risque d’aller à l’encontre de l’esprit de l’article et de l’objectif poursuivi par ce dernier : la durée de l’interdiction d’entrée doit être limitée à cinq ans. Dès lors subordonner cette limitation à une demande de l’étranger est insuffisant pour respecter cet objectif.
Les effets dans le temps de la directive « retour »
La directive ne prévoit pas de régime transitoire, permettant éventuellement de mettre à part certaines décisions prises avant son entrée en vigueur. Parce qu’une « règle nouvelle s’applique immédiatement, sauf dérogation, aux effets futurs d’une situation née sous l’empire de la règle ancienne » (point 40), les effets de la décision de l’interdiction d’entrée prise sous l’empire des règles nationales applicables avant la transposition de la directive retour, doivent être conformes aux dispositions de la directive.
Pourtant, l’affaire qui lui était soumise posait des questions délicates, en raison de la transposition tardive effectuée par les autorités allemandes. Le maintien des effets des décisions d’interdiction d’entrée prises sous l’empire de la règle ancienne faisait partie de ces questions car il était susceptible d’être incompatible avec le texte.
La Cour invite à prendre en compte « la période pendant laquelle cette interdiction était en vigueur avant que la directive ne soit applicable », sans quoi l’objectif poursuivi par l’article 11§2, « l’interdiction d’entrée ne doit pas dépasser cinq ans », ne serait pas respecté. Elle applique à nouveau la méthode employée dans l’affaire Kadzoev au moment d’apprécier la compatibilité de la décision de placement en rétention prise avant la date d’applicabilité de la directive retour.
Ce calcul ne pose pas de véritable problème ici puisque les effets des décisions d’interdiction du territoire prises sous l’empire de l’ancienne règle nationale sont illimités. Leur maintien est donc par essence incompatible avec la durée maximale de cinq ans prévue par l’article 11§2 de la directive retour, à moins que « ces interdictions d’entrées (n’aient) été prononcées à l’encontre de ressortissants de pays tiers constituant une menace grave pour l’ordre public, la sécurité publique ou la sécurité nationale » (point 45).
La conséquence est limpide : l’interdiction de sanctionner pénalement le ressortissant qui n’a pas respecté cette décision.
Une dernière difficulté consistait à savoir si la directive « retour » s’oppose à ce qu’un État membre prévoie qu’une mesure d’expulsion ou d’éloignement qui est antérieure de cinq ans ou plus à la période comprise entre la date à laquelle cette directive aurait dû être transposée et la date à laquelle elle l’a été effectivement, puisse ultérieurement de nouveau servir de fondement à des poursuites pénales, lorsque cette mesure était fondée sur une sanction pénale au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous b), de ladite directive. En d’autres termes, il s’agissait de délimiter le champ d’application personnel de la directive.
Lorsqu’un Etat membre fait usage de la faculté ouverte à l’article 2§2 b), de la directive 2008/115 au plus tard à l’expiration du délai de transposition de cette directive, les ressortissants de pays tiers visés ne relèvent à aucun moment du champ d’application de cette directive. A l’opposé, si l’Etat membre n’en a pas fait usage après le délai de transposition, « il ne saurait se prévaloir du droit de restreindre le champ d’application personnel de cette directive » (point 53). Cette restriction n’est pas non plus opposable à une personne entrée sur le territoire de l’État membre postérieurement à l’entrée en vigueur des règles nationales faisant usage de la faculté prévue à ladite disposition.
En effet, souligne très justement la Cour, « le fait d’opposer l’usage de la faculté prévue à l’article 2, paragraphe 2, sous b), de la directive 2008/115 à une personne telle que M. Osmani, qui pouvait déjà invoquer directement les dispositions concernées de cette directive, aurait pour conséquence d’aggraver la situation de cette personne » (point 55). Une mesure d’expulsion ou d’éloignement antérieure de cinq ans ou plus à la période comprise entre la date à laquelle cette directive aurait dû être transposée et la date à laquelle cette transposition a été effectuée, ne peut ultérieurement de nouveau servir de fondement à des poursuites pénales.