par Aurélie Garbay, CDRE
« Radicalisation ». « Extrémisme violent ». Dans l’imaginaire collectif et tout particulièrement depuis le 11 septembre et la « guerre contre le terrorisme », l’esprit tend à associer ce vocabulaire au djihadisme. Pourtant, Anders Breivik a rappelé que la radicalisation est un phénomène pluriel : il embrasse des idéologies diverses – religieuses, nationalistes, séparatistes, anarchistes, de gauche comme de droite – et affecte groupes comme individus isolés – les loups solitaires selon la terminologie en usage. Il est également multidimensionnel, se développant tant au sein même de l’Espace de liberté, de sécurité et de justice qu’à l’extérieur de ses frontières et les « radicalisés », quel que soit leur espace d’origine, pouvant être amenés à agir sur le territoire de l’Union comme en-dehors de celui-ci.
Depuis 2005, date à laquelle le terme « radicalisation » est apparu pour la première fois dans son vocabulaire dans une communication de la Commission au Parlement et au Conseil (COM (2013) 941), l’Union s’est attachée à étudier comment prévenir un phénomène conduisant – parfois – au terrorisme et à l’extrémisme violent : mise en place dès novembre 2005 d’une stratégie visant à lutter contre la radicalisation et le recrutement de terroristes, révision de cette stratégie en 2008 sur la base d’une évaluation des politiques européennes mises en oeuvre concernant les causes de la radicalisation et des observations du Terrorism Working Group, lancement du Réseau européen de sensibilisation à la radicalisation (RSR) par Cecilia Malmström en 2011, financement de projets pluriannuels destinés à mieux comprendre le phénomène, à l’instar du projet SAFIRE… Or, la radicalisation se poursuit.
Faisant suite aux conclusions du Conseil de juin 2013 qui soulignaient notamment la multiplication des formes et des media de la radicalisation, la Commission a adopté le 15 janvier 2014 une communication fondée sur la prévention du phénomène, en prémisses à une nouvelle révision de la stratégie mise en œuvre depuis près de 9 ans. Dix domaines d’action ont ainsi été identifiés, se déployant à différents niveaux et faisant appel à de nombreux acteurs (I). Si l’objectif premier de cette nouvelle démarche est de prévenir et combattre la radicalisation en prenant en considération son caractère protéiforme, la Commission a toutefois réaffirmé « l’engagement de l’Union à garantir la sécurité et à respecter les libertés et droits fondamentaux » (II).
I – Une approche voulue globale
Lutter contre la radicalisation conduisant au terrorisme et à l’extrémisme violent ne peut se faire efficacement de manière isolée. Certes, l’action au niveau local ou national demeure nécessaire ; toutefois, il convient de tenir compte des évolutions des modes de radicalisation. Alors qu’au cours des dernières décennies, le phénomène se déroulait essentiellement au sein des structures communautaires, Internet est aujourd’hui la première plateforme de radicalisation – voy. en ce sens le rapport TE-SAT 2013 d’Europol. Par conséquent, et au-delà d’un engagement fort en matière de recherches sur le phénomène et d’évaluation des pratiques existantes, une multiplicité d’acteurs doit être sollicitée afin de contrer efficacement ce phénomène (A). Le RSR, particulièrement actif en matière de recensement et d’analyse de bonnes pratiques, a été placé par la Commission au cœur de son appareil (B).
a – L’association de l’ensemble des acteurs potentiellement concernés
Dans sa communication précitée du 15 janvier 2014, la Commission prévoit le déploiement d’une approche relevant à la fois du volet externe et du volet interne. En ce qui concerne le volet externe, le coordinateur de la lutte contre le terrorisme G. de Kerchove insistait dès 2012 (doc 9990/12) sur l’aide aux pays tiers en vue d’enrayer le phénomène de la radicalisation. Cet aspect est pris en considération par la Commission à deux égards. Sa communication vise en effet de manière directe l’importance de « collaborer plus étroitement avec les pays partenaires pour prévenir et combattre la radicalisation, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’UE ». Cette action impose notamment le renforcement des capacités hors du territoire de l’Union, le soutien de projets de lutte contre la radicalisation dans certaines zones géographiques en particulier ou encore une contribution la constitution d’un Fonds mondial pour la participation à la résilience des communautés.
De manière « dématérialisée », il doit être tenu compte du fait que certains sites ou contenus présentant un risque de radicalisation sont hébergés hors de l’Union, et sa capacité d’action est par conséquent limitée. Toutefois, consciente des difficultés liées à leur suppression, la Commission souhaite mettre en œuvre des mesures destinées à aider les pays tiers « dans leurs efforts visant à créer des contre-messages positifs en ligne et à tenir les contenus illégaux hors de portée du public ».
En ce qui concerne le volet interne, la première action retenue par la Commission consiste en la mise en place de « stratégies nationales visant à prévenir la radicalisation ». Seuls certains Etats membres ont mis en place des mesures de prévention, ce qui n’apparaît pas suffisant aux yeux de la Commission. En effet, il serait souhaitable selon elle que chaque Etat membre en fasse de même en tenant compte des spécificités liées aux communautés de son territoire. Il s’agit ainsi de favoriser une approche globale, fondée sur la coopération « horizontale et verticale entre les parties concernées, qui va du niveau local au niveau international ». Une telle coopération doit notamment être mise en œuvre afin de lutter en ligne contre la radicalisation en associant les Etats membres et le secteur privé, plus particulièrement les fournisseurs d’accès afin de supprimer les contenus illégaux. La société civile et les particuliers sont également associés dans cette démarche visant à lutter contre la propagation de la radicalisation via Internet par la diffusion d’un contre-disours visant à déconstruire le discours extrémiste. Afin de renforcer l’efficacité de ces approches, un forum doit être créé, associant les principaux acteurs de ce secteur.
La question des nouvelles technologies de communication est d’ailleurs aujourd’hui critique car elle soustrait dans de nombreux cas au contrôle des parents, des professeurs ou des responsables de communauté les documents extrémistes auxquels les jeunes peuvent être exposés. En ce sens, la Commission prévoit de soutenir des programmes de développement de leur esprit critique vis-à-vis de l’extrémisme, mais également de modernisation de l’enseignement et de la formation.
Par ailleurs, parmi les programmes existants et que la Commission souhaite développer, l’accent est mis sur les « stratégies de sortie ». Il s’agit ici d’aider des individus radicaux « à se désengager (…) et à se déradicaliser ». De tels programmes, destinés à une échelle locale ou nationale en collaboration avec des acteurs étatiques et non étatiques sont déjà à l’œuvre dans certains Etats membres, par exemple, en ce qui concerne l’extrémisme de droite, l’initiative EXIT-Germany ou le programme EXIT-Sweden dont le directeur, Robert Örell, est lui-même ancien membre d’un groupe néo-nazi.
Enfin, les victimes doivent être reconnues et bénéficier d’une place importante afin de jouer un rôle moteur par leurs témoignages sur les conséquences réelles du terrorisme et de l’extrémisme violent, ce qui, selon la Commission, permettra de contrebalancer les messages extrémistes.
Afin de renforcer l’efficacité de la lutte contre la radicalisation et l’extrémisme violent, la Commission a choisi d’intégrer à son dispositif le RSR qui sera amené à agir à différents niveaux.
b – Le RSR, plateforme d’appui de la nouvelle approche européenne
Le RSR, initialement connu sous son acronyme RAN, est né d’une volonté de faciliter l’échange de bonnes pratiques entre praticiens de première ligne dans différents domaines. A ces fins, il a notamment publié un recueil de bonnes pratiques ainsi que mis en place une structure d’apprentissage à distance permettant l’échange d’informations et d’idées entre les membres du réseau. L’un des objectifs affichés par la communication du 15 janvier 2014 est de mieux faire connaître le RSR et de renforcer le rôle de son secrétariat afin d’en faire un pôle de coordination et de connaissance rassemblant l’expertise en matière de prévention et de lutte contre la radicalisation conduisant au terrorisme et l’extrémisme violent.
En parallèle de son rôle d’information et de bonnes pratiques, le RSR se voit attribué un rôle de formation. Il s’agira ainsi de former des acteurs de terrain notamment en matière de « stratégies de sortie », mais également de mettre en place des programmes de « formation des formateurs » à l’échelle sectorielle et intersectorielle. Le réseau est également chargé de travailler avec le collège européen de police (CEPOL) à la mise en place de formations destinées aux professionnels de l’application de la loi. De manière plus proche du terrain, le RSR est chargé de mettre en place d’un groupe d’acteurs multiples – acteurs de terrains, victimes du terrorisme, ancien terroristes – destinés à intervenir auprès des écoles par exemple.
En ce qui concerne le développement d’actions face à la diffusion de la radicalisation via Internet, le RSR est appelé à aider à l’élaboration des contre-messages et contre-discours par la production, par exemple, de vidéos qui seront mises en ligne.
Il est enfin prévu que le RSR conduise une conférence en ce début d’année 2014 sur les combattants étrangers en Syrie, et leur retour sur te territoire de l’Union européenne, question aujourd’hui au cœur des préoccupation de nombreux Etats membres, parmi lesquels la France dont des citoyens, certains mineurs, s’engagent ou tentent de s’engager aux côtés des djihadistes contre le régime de Bachar El Assad.
Cette approche globale de la question de la prévention de la radicalisation conduisant au terrorisme et à l’extrémise violent semble prendre en compte l’ensemble des facettes de ce phénomène. Mais il convient de rappeler que l’Union européenne s’est engagée à respecter et à promouvoir les droits, libertés et principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux. Lutter contre un phénomène tel que la radicalisation impose donc que la démarche de l’Union soit animée d’une véritable volonté de conciliation de ces objectifs contraires.
II – Une approche voulue respectueuse de l’équilibre « sécurité / libertés et droits fondamentaux »
La lutte contre le terrorisme, quelle que soit la composante concernée, met en balance des impératifs et des objectifs contraires : assurer la sécurité de l’Union et de ses citoyens d’une part, respecter leurs libertés et droits fondamentaux d’autre part. Il s’agit donc d’un équilibre pour le moins fragile, dont la rupture pourrait conduire à une érosion du système de valeurs défendu par l’Union. Ce danger a été souligné devant la Cour européenne des droits de l’Homme dans l’affaire Saadi c. Italie, par le juge Myjer dans son opinion concordante à laquelle s’est rallié le juge Zagrebelsk, soulignant qu’il « n’y a rien de plus contre-productif que de combattre le feu avec le feu, de donner aux terroristes le prétexte idéal pour se transformer en martyrs et pour accuser les démocraties d’user de deux poids, deux mesures. Pareille conduite ne servirait qu’à créer un terrain favorable à une radicalisation plus forte et au recrutement de futurs terroristes ».
Plusieurs éléments devront ainsi être pris en considération lors de la future révision de la stratégie de lutte contre la radicalisation au sein de l’Union. Le premier tient au fait que les mécanismes mis en œuvre sont susceptibles d’achoppements avec les droits énoncés dans la Charte : liberté d’expression, d’information, d’association, religieuse, ou encore de pensée (A). Le second tient à la définition même du phénomène de radicalisation, qui doit tenir compte du fait que tous les individus y étant confrontés ne seront pas amenés à commettre un acte violent ou terroriste (B).
a – Une démarche susceptible d’affecter des droits et libertés protégés par la Charte
La communication du 15 janvier 2014 met l’accent sur l’utilisation d’Internet comme plateforme principale de radicalisation aujourd’hui et la nécessité de développer des dispositifs destinés à contrer la dissémination de messages extrémistes. La diffusion de contre-messages et de contre-discours semble une approche « équilibrée » au sens où elle se présente comme respectueuse des droits et libertés des individus, et notamment de leur liberté d’expression, d’opinion et d’information.
Cependant, l’action de la Commission prévoit également « l’interdiction et la suppression des contenus illégaux ». Cet aspect pose un problème de définition du caractère illégal du contenu. En effet, il convient de rappeler que la radicalisation se distingue des infractions de provocation publique et d’incitation à commettre une infraction terroriste, par ailleurs couvertes par la décision-cadre 2008/919/JAI. Le texte précise à cet égard que « l’expression d’opinions radicales, polémiques ou controversées dans le cadre d’un débat public sur des questions politiquement sensibles, y compris le terrorisme, ne relève pas [de son] champ d’application ni, en particulier, de la définition de la provocation publique à commettre des infractions terroristes ». Dès lors, la question se pose du seuil au-delà duquel un contenu radical devrait être interdit, ce qui soulève un premier point d’achoppement vis-à-vis de la libre d’expression d’idées radicales. Faudrait-il en effet établir un spectre d’obédiences à l’intérieur duquel les opinions seraient autorisées et au-delà duquel les contenus les exprimant devraient être interdits et supprimés ?
Le second point concerne la subjectivité humaine et le caractère équivoque du contenu. En effet, contrairement à des contenus relatifs à la pédopornographie par exemple qui peuvent faire l’objet du sceau de « caractère explicite » et donc être objectivement vus comme criminels au sens de la directive 2011/92/UE, il n’en va pas de même pour des contenus présumés radicalisants. En effet, selon le rapport d’un groupe d’experts consultés par la Commission en 2008, l’interprétation du contenu dépendra de la subjectivité de l’individu qui le reçoit. Il y aurait ainsi une plus grande propension à ce que le phénomène de radicalisation s’opère pleinement chez des personnes éprouvant notamment un sentiment d’exclusion – ou y faisant réellement face – et souhaitant faire partie d’un groupe, afficher une identité spécifique, ou agir pour un changement global. Par conséquent, il paraît complexe et contraire aux engagements de l’Union au titre de la sauvegarde de la liberté de pensée de présumer de l’interprétation individuelle d’un contenu n’appelant pas explicitement à la violence.
Cet aspect lié à la subjectivité humaine amène à s’intéresser au fait que la radicalisation n’est pas un processus conduisant dans 100% des cas à la commission d’actes violents ou terroristes.
b – La radicalisation, phénomène conduisant « parfois » à la violence et au terrorisme
Dans sa communication du 21 septembre 2005, la Commission européenne a défini la « radicalisation violente » comme « le phénomène par lequel certaines personnes adhérant à certains points de vues, opinions et idées peuvent être conduites à commettre des actes terroristes tels que définis à l’article 1er de la décision-cadre relative à la lutte contre le terrorisme ». Cette définition correspond à ce que l’on pourrait considérer comme un processus complet et abouti de radicalisation, qui suppose que les opinions de l’individu ont été modifiées de façon profonde, le faisant adhérer à une idéologie – qu’elle soit religieuse ou politique – « extrémiste », mais surtout que « l’altération » a été suffisamment importante pour le conduire à commettre un acte de terrorisme. Or, tout les individus radicaux ou extrémistes ne commettront pas un acte violent ou terroriste. La mise en place de mesures destinées à « prévenir la radicalisation », intitulé de la dernière communication de la Commission, suppose donc l’acceptation du fait que les individus auxquels elles se destinent n’ont pas encore commis d’acte illégal, et n’en commettront peut-être pas.
Certains projets, à l’instar du projet pilote danois de déradicalisation et de prévention de l’extrémisme, préconisent une action très en amont, fondée sur la détection d’individus en situation de radicalisation sur la base de différents critères comme des changements qualifiés « inquiétants » en termes vestimentaires, de comportements, d’idées, d’accointances sociales… L’objectif est de mener une « déradicalisation » de ces individus, ce qui pose deux problèmes essentiels.
D’abord, la qualification du caractère « inquiétant ». Cette question rejoint celle relative aux contenus sur Internet ; il serait nécessaire ici également de définir un spectre d’obédiences inquiétantes et non inquiétantes afin de permettre le déclenchement d’un tel programme… Enfin, « prévenir » supposant une action en amont, jusqu’où faudrait-il remonter dans cette « présomption de dangerosité » ? Le rapport relatif au projet pilote danois recommande de dépasser les critères de changements recensés comme « inquiétants » afin de détecter et prévenir plus en amont encore le phénomène de radicalisation.
La communication du 15 janvier 2014 n’aborde pas cette question. Cependant, des Etats membres développent au sein de l’Union de tels programmes et bien qu’il s’agisse à l’heure actuelle de projets pilotes il sera nécessaire dans un avenir proche de s’accorder à l’échelle communautaire sur la manière d’appréhender ces nouvelles méthodes.