par Joanna Pétin, CDRE
Si l’année 2013 aura marqué l’achèvement du régime d’asile européen commun, le droit applicable à ce régime aura connu des précisions jurisprudentielles de grande importance, des questions préjudicielles tenant à l’interprétation des dispositions des anciens instruments demeurant toujours pendantes devant la Cour de justice de l’UE.
Ce 30 janvier 2014, les juges de Luxembourg ont ainsi apporté des précisions sur la protection subsidiaire, et plus particulièrement, sur l’article 15 sous c) de la directive 2004/83/CE, dit directive “Qualification”, dans l’affaire Diakité (C-285/12). Cette forme subsidiaire d’asile est ainsi accordée à tout ressortissant de pays tiers « qui ne peut être considéré comme un réfugié, mais pour lequel il y a des motifs sérieux et avérés de croire que la personne concernée, si elle était renvoyée dans son pays d’origine […] courrait un risque réel de subir les atteintes graves définis à l’article 15 […] » (art.2 sous e). L’article 15 de cette même directive définit ainsi les atteintes graves pouvant ouvrir droit au bénéfice de la protection subsidiaire, comme « la peine de mort, la torture ou des traitements ou sanctions inhumains ou dégradants infligés à un demandeur dans son pays d’origine, ou des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle ou en cas de conflit armé interne ou international ».
C’est à propos de la dernière phrase de ce dernier alinéa que les juges de l’UE ont eu à statuer dans l’affaire Diakité jugée le 30 janvier dernier. La formulation hasardeuse et ambigüe de cet article 15 sous c) avait déjà valu à la CJUE d’interpréter la notion de « violence aveugle » dans l’affaire Elgafaji (C-465/07) du 17 février 2009. Saisie par le Conseil d’Etat belge d’un renvoi à titre préjudiciel, la CJUE s’est ici attardée sur la notion de « conflit armé interne ».
En l’espèce, M. Diakité, de nationalité guinéenne, avait essuyé deux refus de la part des autorités belges de reconnaissance de la protection subsidiaire au motif qu’il n’existait pas en Guinée de situation de violence aveugle ou de “conflit armé” au sens de l’article 48/4 paragraphe 2 de la loi du 15 décembre 1980. Devant le Conseil d’Etat belge, M. Diakité avait soutenu que la notion de « conflit armé interne » retenue par le Conseil du contentieux des étrangers n’est pas adaptée, puisque l’interprétation adoptée ressort du droit international humanitaire.
Le Conseil d’Etat belge avait donc décidé de surseoir à statuer pour poser deux questions préjudicielles à la CJUE afin de connaitre l’interprétation à donner à cette notion de « conflit armé interne » au sens de l’article 15 sous c) de la directive Qualification. Le Conseil d’Etat belge demandait ainsi en substance à la CJUE si la notion de « conflit armé interne » doit être interprétée à la lumière du droit international humanitaire, et si tel n’est pas le cas, quels sont les critères à prendre en compte pour apprécier l’existence d’un tel conflit dans le cadre de l’examen d’une demande de protection subsidiaire (point 16).
Dans la lignée de sa jurisprudence Elgafaji de 2009 et suivant les conclusions de l’avocat général P. Mengozzi dans cette affaire, les juges de l’Union affirment alors que la notion de « conflit armé interne » doit être interprétée de manière autonome (I) et mettent également en relief que la notion de « violence aveugle » est la clé de voute de l’octroi d’une protection subsidiaire sur le fondement de l’article 15 sous c) de la directive 2004/83/CE (II)
1. Le conflit armé interne : une notion autonome
Le droit de l’UE ne donne aucune définition de la notion de « conflit armé interne » présente dans le texte de l’article 15 sous c) de la directive Qualification. Le législateur européen n’en a pas dessiné les contours et il n’a établi aucun renvoi exprès au droit des États membres pour en définir le sens. Dès lors, il est permis de s’interroger sur la portée de cette notion. L’amalgame avec le droit international humanitaire, et plus particulièrement avec l’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève du 12 août 1949 établissant des règles en cas de conflit armé ne présentant pas un caractère international, est alors aisé.
Si l’Union européenne « contribue […] au strict respect et au développement du droit international » (art.3§5 TUE), l’UE n’est pas pour autant partie aux Conventions de Genève de 1949. Ainsi, ces normes internationales ne priment pas sur les règles du droit de l’UE et ne contraignent pas à interpréter la notion de « conflit armé interne » en conformité avec l’article 3 commun aux Conventions de Genève. Toutefois, la Cour internationale de Justice en 1996 a souligné que ces conventions de 1949 exprimaient des « principes intransgressibles du droit international coutumier » (points 23 à 26 des conclusions).
Par conséquent, la question préjudicielle posée par le Conseil d’Etat belge dans l’affaire au principal était tout à fait légitime. D’autant plus légitime que dans la proposition de directive publiée en 2001 (COM (2001) 510), il était noté que « bien qu’il n’existe pas d’acquis communautaire spécifique concernant la question de la protection subsidiaire […] la Commission s’inspire dans ses travaux législatifs en la matière […] des principes généraux du droit international humanitaire ».
Néanmoins, ce 30 janvier 2014, les juges de Luxembourg reconnaissent que cette notion de « conflit armé interne » est une notion autonome en droit de l’UE. En effet, selon une jurisprudence constante, la CJUE affirme qu’ « en l’absence de toute définition, dans la directive, de la notion de conflit armé interne, la détermination de la signification et de la portée de ces termes doit être établie […] conformément au sens habituel de ceux-ci en langage courant, tout en tenant compte du contexte dans lequel ils sont utilisés et des objectifs poursuivis par la réglementation dont ils font partie » (point 27 ; v. également, CJCE, G.C., 11 juillet 2006, Chacón Navas, C-13/05, point 40).
Pour justifier le caractère autonome de cette notion, la Cour rappelle que le droit international humanitaire et la protection subsidiaire « poursuivent des buts différents et instituent des mécanismes de protection clairement séparés » (points 23-24). Le droit international humanitaire établit en effet un droit de la guerre, en établissant des règles pour la conduite des hostilités et le respect des victimes du conflit, alors que la protection subsidiaire répond à un besoin de protection internationale des individus et respecte le principe de non refoulement (point 69 des conclusions).
Dès lors, pour définir la notion de « conflit armé interne », les juges de l’UE renvoient à son sens habituel en langage courant et ils soulignent que cette notion « vise une situation dans laquelle les forces régulières d’un Etat affrontent un ou plusieurs groupes armés ou dans laquelle deux ou plusieurs groupes armés s’affrontent » (point 28). La notion de « conflit armé interne » contenue à l’article 15 sous c) de la directive 2004/83/CE doit ainsi être entendue en ce sens.
Aucun critère n’est alors nécessaire au constat de l’existence d’un conflit armé, tels qu’un « niveau déterminé d’organisation des forces armées ou une durée particulière du conflit » (point 34). L’avocat général souligne en ce sens qu’une approche casuistique s’oppose en effet « à la fixation de critères auxquels la situation dans le pays d’origine du demandeur doit obligatoirement satisfaire pour pouvoir être définie de conflit armé interne » (point 87 des conclusions).
Si aucun critère ne semble nécessaire au constat de l’existence d’un conflit armé interne, au sens d’une situation dans laquelle des forces régulières d’un Etat affrontent un ou plusieurs groupes armés ou dans laquelle deux ou plusieurs groupes armés s’affrontent, il reste que l’existence d’un conflit armé dans le pays d’origine du demandeur n’emporte pas de facto reconnaissance de la protection subsidiaire. Pour pouvoir bénéficier de cette forme subsidiaire d’asile, il s’agit de satisfaire au critère de la « violence aveugle ».
2. Le recours nécessaire à la notion de « violence aveugle »
Afin d’obtenir la protection subsidiaire en cas de conflit armé interne dans le pays d’origine du demandeur, encore faut-il que « les affrontements auxquels [les] forces armées se livrent engendrent [un] degré de violence [tel qu’il crée] un réel besoin de protection internationale du demandeur qui court un risque réel de subir des menaces graves et individuelles contre sa vie ou sa personne » (point 34). Le bénéfice de la protection subsidiaire sur le fondement de l’article 15 sous c) de la directive Qualification apparait donc conditionné par la notion de « violence aveugle ». Ce 30 janvier dernier, les juges de Luxembourg confirment la jurisprudence Elgafaji.
En effet, la CJUE avait déjà eu à connaitre de cet article 15 sous c) de la directive Qualification dans l’affaire Elgafaji jugée le 17 février 2009 en grande chambre. En 2009, les juges affirmaient que « l’article 15 sous c), de la directive est une disposition dont le contenu est distinct de celui de l’article 3 de la CEDH et dont l’interprétation doit, dès lors, être effectuée de manière autonome » (point 28 arrêt Elgafaji). Le caractère autonome de la disposition était donc déjà consacré en 2009.
Ici, l’apport de cette nouvelle interprétation tient dans la délimitation de la portée de la notion de « violence aveugle ». La Cour souligne en effet que l’existence de menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un demandeur de protection subsidiaire « peut exceptionnellement être considérée comme établie lorsque le degré de violence aveugle caractérisant le conflit armé en cours […] atteint un niveau si élevé qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’un civil renvoyé dans le pays concerné […] courrait, du seul fait de sa présence sur le territoire […] un risque réel de subir lesdites menaces » (point 43 arrêt Elgafaji). Le degré de violence caractérisant la situation de conflit armé est ainsi utilisé comme critère d’appréciation de l’existence de menaces graves et individuelles contre le demandeur de protection.
Un conflit armé interne, au sens d’une situation dans laquelle des forces régulières d’un Etat affrontent un ou plusieurs groupes armés ou dans laquelle deux ou plusieurs groupes armés s’affrontent, ne pourra mener à l’octroi d’une protection subsidiaire que si « le degré de violence aveugle qui [le] caractérise atteint un niveau si élevé qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’un civil renvoyé dans le pays concerné […] courrait, du seul fait de sa présence sur le territoire […] un risque réel de subir » des menaces graves et individuelles contre sa personne (point 30). La clé de voute de l’octroi d’une protection subsidiaire sur le fondement de l’article 15 sous c) de la directive Qualification est ainsi la notion de « violence aveugle ».
Même si l’article 15 sous c) de la directive Qualification est une disposition autonome du droit de l’UE par rapport à la Convention européenne des droits de l’homme, la position retenue par la Cour est, en tout état de cause est en conformité avec la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, comme l’avocat général Mengozzi le soulignait. En effet, selon une jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme, l’appréciation d’un risque de traitements contraires à l’article 3 de la CEDH en cas de renvoi d’un individu dans son pays d’origine doit se faire, notamment, à l’aune de la situation générale prévalant dans le pays de destination (CEDH, 30 octobre 1991, Vilvarajah et autres contre Royaume-Uni, n°13163/87, point 108). Toutefois, l’existence d’une conjoncture instable dans le pays d’origine n’entraine pas en soi une violation de l’article 3 de la CEDH (CEDH, 26 avril 2005, Müslim contre Turquie, n°53566/99, point 70 ; CEDH, 17 juillet 2008, N.A. contre Royaume-Uni, n°25904/07, point 114).
Cette solution, dans la lignée de l’arrêt Elgafaji et en conformité avec la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, peut néanmoins être critiquable au regard du texte même de l’article 15 sous c) de la directive Qualification de 2004. En effet, cet article parle de « menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle ou en cas de conflit armé interne ou international ». L’emploi du terme « ou » indique qu’il ne s’agit pas là de deux conditions cumulatives, à savoir un conflit armé d’une violence aveugle.
Pourtant, les juges de l’UE retiennent cette interprétation. Le conflit armé doit engendrer une violence telle qu’elle peut être qualifiée de violence aveugle pour pouvoir ouvrir droit à une protection subsidiaire. Cette position, critiquable au regard de la directive de 2004, est en fait en pleine adéquation avec la formulation de l’article 15 sous c) retenue dans la nouvelle directive 2011/95 adoptée le 13 décembre 2011. L’article 15 sous c) nouveau dispose ainsi que les atteintes graves pouvant ouvrir droit à la reconnaissance de la protection subsidiaire sont « […] des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international ». Les juges de l’UE poursuivent ainsi, à l’image de l’arrêt Puid rendu le 14 novembre 2013, leur œuvre d’interprétation du droit européen de l’asile, et surtout après la finalisation du RAEC en juin 2013, leur œuvre de mise en cohérence de la jurisprudence avec ses nouvelles normes.