par Henri Labayle, CDRE
La publication récente du rapport de la Commission sur la mise en œuvre de l’approche globale de la question des migrations et de la mobilité (AGMM) (COM (2014) 96) permet de faire, dans une actualité chargée, un point utile sur la gestion des questions migratoires dans l’Union européenne.
Sa lecture laisse en effet le sentiment d’une action accomplie de l’Union, d’un équilibrage bienvenu des données des politiques migratoires entre leurs volets sécuritaire et humanitaire, d’une politique publique en plein essor. L’observation quotidienne paraissait le démentir, pourtant. D’où provient alors ce sentiment curieux de décalage ?
1. De la vision stratégique d’une approche globale des migrations
Quinze ans déjà que les conclusions de Tampere suggéraient que la dimension externe de la JAI était indissociable de sa réglementation interne et que le partenariat avec les pays d’origine était indispensable en matière migratoire. Dix ans bientôt que la Commission proposait aux Etats de l’Union un cadre général pour une politique externe en matière migratoire, avec pour ambition d’englober toutes les dimensions du phénomène (COM (2005) 621).
L’approche selon laquelle il fallait gérer l’immigration sur le continent européen en partenariat avec les pays d’origine, de transit et de retour n’était donc pas aussi fantaisiste qu’on semblait l’avoir cru longtemps. Quelles que soient les réticences que l’on peut nourrir à l’égard de ce « migration management » cher aux anglo-saxons, force est de constater qu’enfin l’idée selon laquelle l’aide au développement pourrait réduire les tensions avec l’Union fait son chemin …
On ne doit pas pour autant prendre aujourd’hui pour argent comptant le constat martial avancé par la communication de la Commission selon laquelle des « priorités clairement définies et … fermement ancrées dans le cadre de la politique étrangère de l’Union » guideraient l’action de l’Union.
L’ambition de l’AGMM était louable. Il y était question de s’employer à rendre systématiquement plus cohérent et bénéfique pour les parties en présence le cadre politique dans lequel l’Union européenne et les Etats tiers abordaient la question migratoire. L’option était ici de privilégier le voisinage immédiat de l’Union, à l’Est comme au Sud, dans un souci de « gestion » partagée des mouvements migratoires au sein d’un monde vécu désormais comme globalisé.
D’où l’accent mis sur la mobilité des ressortissants de pays tiers et un habillage politiquement correct, celui d’un argumentaire à la mode à l’époque, celui du « gagnant-gagnant » …
L’Union sécuriserait ainsi ses frontières et disposerait d’une main d’œuvre à la hauteur de ses besoins, les pays de départ trouveraient des moyens indispensables à leur développement et le migrant verrait enfin sa situation et son statut être stabilisés dans le temps.
Sur ces bases, fleurirent alors toute une série de concepts visant à accréditer ce scénario apaisant, des « partenariats de mobilité » à une migration « circulaire » où les ressortissants de pays tiers retournent participer au développement de leur pays d’origine, dont les contours demandent cependant toujours à être vérifiés. De même, et l’on se gardera ici de faire état du marché fructueux représenté par cette politique pour une galaxie d’organisations internationales, d’ONG et de consultants (voir sur ce point M. Geiger et A. Pecoud, The Politics of international management, Palgrave Macmillan, 2010), toute une infrastructure se mit en ordre de bataille pour parvenir à un résultat.
Incontestablement, le bénéfice principal de cette approche réside dans la place centrale enfin reconnue au dialogue à instaurer avec les Etats tiers, dans le cadre des dialogues politiques comme dans celui de la politique de voisinage.
Ce dialogue a eu néanmoins pour conséquence collatérale de mettre à jour les arrières pensées des uns et des autres et plus particulièrement celles des Etats membres de l’Union. Là où les uns attendaient ouverture des marchés du travail et développement de leurs pays, les autres pensaient contrôle sécuritaire des frontières et lutte contre l’immigration irrégulière, sous couvert … « d’ordonner » la mobilité.
D’où un processus en dents de scie, faisant l’objet en 2011 d’un premier rapport de la Commission en demi-teinte (COM (2011) 743), proposant ingénument une évaluation de l’avenir plutôt que du passé … Ce dernier dessinait alors les quatre « piliers » supportant l’AGMM :
- l’organisation et la facilitation de l’immigration légale et de la mobilité,
- la réduction et la prévention de l’immigration clandestine et de la traite des êtres humains,
- la promotion de la protection internationale et le renforcement de la dimension extérieure de l’asile,
- la maximisation de l’impact des migrations sur le développement.
A cet effet, l’Union mobilise divers instruments politiques (les dialogues sur les politiques et plans d’action régionaux et bilatéraux), d’instruments juridiques (tels que les accords visant à assouplir les formalités de délivrance des visas et les accords de réadmission), des mécanismes de soutien opérationnel et de renforcement des capacités ou encore de multiples dispositifs de soutien aux programmes et aux projets mis à la disposition des administrations des pays tiers et d’autres parties prenantes. L’accompagnement financier durant la période 2012-2013 s’est monté à plus de 200 millions d’Euros.
2. De la réalité d’une gestion stratégique des migrations
Le rapport 2014 de la Commission visait donc un point d’étape, couvrant les années 2012-2013, selon le souhait du Conseil.
Le moins que l’on puisse en dire est que le bilan qui en ressort souffre d’un certain décalage avec les faits, toute évaluation chiffrée étant soigneusement tenue à l’écart de l’analyse. Relire le rapport avec à l’esprit, le « top 10 » des pays d’origine des ressortissants de pays tiers résidant dans l’Union (Turquie, Maroc, Chine, Ukraine, Inde, Albanie …) ou celui des décisions de retour dans l’Union (Pakistan, Maroc, Afghanistan, Algérie, Bangladesh …) permet d’établir une cartographie significative. Elle est à mettre en parallèle avec les pays visés par le rapport.
Passant en revue les outils à disposition de l’AGMM, l’exécutif communautaire compense cet écart par le volontarisme des formules et l’autosatisfaction des qualifications (« progrès considérables », « grands espoirs », « cadre bilatéral parfaitement adapté »…). Difficile dans ces conditions de véritablement évaluer une action publique qui est encore loin d’être aboutie.
En premier lieu, la multitude des cercles de dialogue inventoriés avec un acharnement tout technocratique laisse perplexe. Des dialogues bilatéraux jusqu’aux divers dialogues régionaux (au nombre de 7), le vertige prend le lecteur devant le théâtre d’une approche résolument si globale qu’elle interdit de distinguer l’essentiel de l’accessoire. Quel est en définitive l’impact réel des Etats concernés par le travail de l’Union sur les flux migratoires ?
Les « dialogues bilatéraux » sont ainsi passés en revue, en soulignant justement que, comme pour les questions JAI, ils s’inscrivent également dans le cadre de la mise en œuvre des accords d’association, des accords de partenariat et de coopération, des accords-cadres, des accords de coopération et d’autres instruments conclus par l’Union, y compris au niveau de leurs conseils et sous-comités respectifs.
La question classique de la facilitation des visas occupe une place non négligeable, qu’il s’agisse des candidats à l’élargissement tels que les pays des Balkans (dont l’impact négatif en matière d’asile est rapidement évacué, à tort), le Kosovo et la Turquie, ou bien des pays participant au partenariat oriental, de la Moldavie à l’Ukraine. Plus complexe est la relation avec des Etats tels que l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie ou la Moldavie.
Là encore, la géographie pèse dans les appréciations. On comprend aisément qu’à l’Est du continent l’AGMM puisse retenir l’attention, ne serait-ce qu’en lien avec les perspectives de l’élargissement ou du voisinage avec les nouveaux Etats membres.
L’innovation que représentent les partenariats pour la mobilité est longuement développée par le rapport d’évaluation. On y note, avec les pays du Sud de la Méditerranée, que, progressivement, un certain nombre d’Etats s’ouvrent à cette politique, tels que le Maroc et la chose est essentielle. La mention des discussions avec la Lybie, la Tunisie ou l’Egypte témoigne enfin de l’importance des enjeux en cause pour une politique qui entre ici dans le cœur des difficultés avec des Etats tiers placés en première ligne des questions migratoires.
Les choses ne sont guère brillantes, en revanche, dans les pays d’Afrique subsaharienne. La Commission se garde bien d’éclairer la pauvreté d‘un bilan qui ne concerne que le Cap Vert, le Nigéria et le Ghana (et encore pour ces deux derniers au simple stade de la négociation).
L’asymétrie des positions des partenaires et le déséquilibre patent entre l’immobilisme des politiques d’immigration légale de l’Union au regard de la lutte contre l’immigration irrégulière l’expliquent largement.
A l’inverse des affirmations du rapport (qui « offre une chance unique de repartir sur des bases entièrement nouvelles », p. 15), le traité de Lisbonne n’a rien réglé ici. L’article 79 §5 TFUE qui réserve la compétence des Etats membres en matière d’accès au marché du travail met entre les mains de ces derniers la clé qui ouvrirait le dialogue tandis que l’Union européenne est impuissante à offrir autre chose qu’un appui au développement au demeurant modeste au regard des besoins des Etats tiers.
En d’autres termes, l’Union n’a pas dans son jeu les cartes qui lui permettraient de mener une négociation équilibrée, ses Etats membres ont gardé les atouts maîtres. Prétendre l’inverse n’est que vanité.