par Henri Labayle, CDRE
Le GDR ELSJ organisait, le 17 avril à Bayonne, une Journée d’études intitulée « Marché intérieur et Espace de liberté, quel dialogue ? », réunissant un certain nombre des chercheurs du GDR, de Toulouse à Paris en passant par Aix.
En guise d’ouverture, et sous forme de provocation, ces quelques propos iconoclastes sur les relations mutuelles des deux espaces ont eu pour modeste ambition de provoquer la réflexion. A l’instant où le débat européen va, enfin, s’ouvrir, il était utile de rappeler que la création de l’Espace de liberté s’inscrit dans une démarche politique.
Celle-ci dépasse les présentations fonctionnalistes habituelles derrière lesquelles les institutions ont tendance à se réfugier, avec leur manque de courage habituel. C’est donc dans cet esprit que ces propos sont reproduits, avant une publication d’ensemble à venir.
Un retour vers les textes constitutifs, d’abord, est une bonne façon de clarifier les choses. Les Etats membres de l’Union européenne sont « résolus à faciliter la libre circulation des personnes, tout en assurant la sûreté et la sécurité de leurs peuples, en établissant un espace de liberté et sécurité et justice », conformément aux dispositions du Traité et du TFUE. Tel est le préambule du traité de Lisbonne.
D’où l’affirmation de ce même traité, faisant de cet espace commun le second des objectifs de l’Union listés par l’article 3 TUE §2 : « l’Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures, au sein duquel est assurée la libre circulation des personnes, en liaison avec des mesures appropriées en matière de contrôle des frontières extérieures, d’asile, d’immigration ainsi que de prévention de la criminalité et de lutte contre ce phénomène ».
La mention de cet objectif par les auteurs des traités constitutifs a donc entraîné logiquement sa mise en œuvre dans le TFUE dont le titre V s’intitule « Espace de liberté sécurité et justice » précise les ambitions et décline les modalités précises.
D’où vient alors l’interrogation proposant à la réflexion de se pencher sur le « dialogue » qu’entretiendraient le marché intérieur de l’Union et l’Espace de liberté, sécurité et justice constitutionnalisé à Lisbonne ?
D’une lecture attentive du traité par les organisateurs, conscients de ce que le paragraphe suivant de l’article 3 TUE, assigne un troisième objectif à l’Union : elle « établit un marché intérieur. Elle œuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement. Elle promeut le progrès scientifique et technique.
Elle combat l’exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales, l’égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l’enfant.
Elle promeut la cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les États membres.
Elle respecte la richesse de sa diversité culturelle et linguistique, et veille à la sauvegarde et au développement du patrimoine culturel européen ».
Avec bon sens, réfléchir aux connections et au « dialogue » nécessaire de ces deux objectifs est indispensable. On perçoit immédiatement en effet qu’ils ne sont pas étrangers l’un à l’autre pour des raisons sur lesquelles on reviendra plus loin.
Il faut, auparavant, essayer patiemment de démêler un écheveau plus complexe qu’il n’y paraît. Ce phénomène est révolutionnaire par certains cotés avec la constitution d’un espace commun, structuré par les mêmes valeurs et animé par une volonté politique nouvelle. S’il est incontestable que les parentés entre le marché intérieur et l’ELSJ nourrissent les interrogations (1) et appellent, effectivement un « dialogue » (3), il n’en reste pas moins que les deux constructions reposent sur des processus radicalement différents (2).
1 – Constats
Il existe manifestement une volonté de nier la nouveauté et la charge politique de l’Espace de liberté, de le réduire à l’existant. Les tentatives d’assimilation à l’ancien, le marché intérieur, relativisent sa tentation d’autonomie et elles brouillent sa perception et son potentiel, aux yeux des citoyens de l’Union.
L’ambiguïté y dispute sa place à l’ignorance.
L’ambiguïté, tout d’abord, règne ici en maitresse, savamment entretenue par le discours et les présentations volontairement biaisées qui sont faites de l’ELSJ, notamment et y compris par les institutions de l’Union et en particulier par la Commission. Une démarche ambiguë mêle ainsi tout à la fois considérations politiques et utilitarisme économique, ambition d’une « Europe des citoyens » et propos rassurants sur un avenir radieux retrouvant la croissance. Elle obscurcit ainsi involontairement ( ?) le sens de la démarche entreprise, le réduit à une réalisation de l’Union parmi tant d’autres.
L’ignorance est présente, elle aussi, d’une bonne part des observateurs et notamment d’une partie de la doctrine, notamment française. Ignorance des grands rouages de la construction de l’Union européenne et de la rupture que constitue à mon sens cette nouvelle étape, ce passage du marché aux valeurs.
Avertie tardivement que le train partait sans elle, cette doctrine juge censé de considérer que cet Espace nouvellement créé ne serait qu’un avatar, un prolongement de ce qu’elle maîtrisait avec certitude depuis quelques décennies (sinon quelques siècles), les relations juridiques entre Etats ordonnées par le droit international privé, visant pour l’essentiel à régler leurs conflits de compétence. Au diable l’ordre juridique communautaire et ses techniques si éloignées de la logique conventionnelle, qu’importent la théorie des compétences exclusives ou concurrentes ou le principe d’applicabilité directe de ce droit nouveau en relation directe avec des droits fondamentaux enfin justiciables, cet espace de liberté en construction n’aurait d’autre signification que de poursuivre un processus entamé il y a plus d’un demi-siècle, celui de la construction d’un marché, commun grand ou intérieur ou les trois à la fois, comme chacun le voudra. Tout changerait, en définitive, pour que rien ne change …
Bien sûr, tout espace économique a, effectivement, besoin de règles pour prospérer et l’ordonnancement du marché commun par le droit fut une expérience réussie sans précédent dans les relations entre Etats. Est-ce à dire pour autant que ce besoin de règlementation suffit pour passer d’un espace à un autre, d’un champ économique à une construction politique sans coup férir, par la seule vertu du fonctionnalisme dont la construction européenne nous rebat les oreilles depuis les années cinquante ? Il est permis de ne pas le penser et de l’argumenter.
Car un troisième élément concourt à obscurcir le débat, le facteur politique. Reprenant la logique aujourd’hui devenue pusillanime qui avait fait le succès de la construction de Jean Monnet au détriment des espoirs fédéralistes de 1948, le discours politique contemporain accompagnant la construction de l’espace de liberté retrouve les accents confortables des nécessités économiques.
Il recoupe l’aspiration des Etats à l’immobilisme et à la conservation d’une souveraineté juridique qui n’a plus grand sens à l’heure d’un monde globalisé et il habille les maigres progrès de cet espace de considérations égoïstes destinées pour l’essentiel à masquer les enjeux et la conscience politique que réclame leur dépassement.
Peu désireux d’assumer le fait qu’aucun Etat membre pris individuellement n’est en situation de garantir l’imperméabilité de ses frontières extérieures et la sécurité de ses citoyens, le petit monde de l’Union préfère en masquer les conséquences aux yeux de ses derniers en développant une approche économique déniant l’aventure politique qui nous est proposée, par la force des choses, quitte à manquer ce rendez vous essentiel pour rallumer la croyance en l’idée européenne.
C’est ainsi que l’on apprend avec plaisir que la politique migratoire de l’Union, « bien gérée », doit contribuer à la stratégie Europe 2020 « pour une croissance intelligente, durable et inclusive » d’où la nécessité de « mieux repérer les secteurs économiques affectés » et « d’optimiser le potentiel des migrants » (COM 2014 154) du 11 mars 2014, Faire de l’Europe ouverte et sûre une réalité) … Là où le traité exige dans son article 67 §2 TFUE que cette politique commune de l’Union soit “équitable”, la Commission réclame qu’elle soit “efficace” …
Ce discours prend toute sa vacuité, ou sa dangerosité selon les choix de chacun, lorsque l’on voit la gardienne de l’intérêt général, la Commission, nous vanter les vertus d’un « tableau de bord de la justice dans l’UE »(COM (2014) 155 du 27 mars 2013) dont elle ne craint pas de souligner qu’il s’agit d’un « outil pour promouvoir une justice effective et la croissance », comme son agenda pour 2020 l’affiche fièrement (COM 2014 144). Certes, on sait bien que l’institution du mariage n’est plus ce qu’elle était mais de là à afficher cette union …
Faute d’imagination sans doute, les communautaristes avaient cessé depuis longtemps de percevoir le droit de l’Union sous cet angle. Ils ne s’étaient donc pas risqués à lire ainsi l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux avec la Commission : « l’accès à un système de justice effectif est un droit essentiel, qui est à la base des démocraties européennes … Son importance est cruciale pour l’effectivité de l’ensemble du droit de l’UE et, en particulier, de sa législation économique, qui doit favoriser la croissance. Les juridictions nationales jouent un rôle essentiel, par exemple en faisant appliquer le droit de la concurrence et d’autres réglementations de l’UE d’une importance fondamentale pour le marché unique, notamment dans les domaines des communications électroniques, de la propriété intellectuelle, des marchés publics, de l’environnement et de la protection des consommateurs ».
Pour eux, il s’agissait tout simplement d’un droit fondamental, de la personne et non du marché intérieur.
C’est dire l’intérêt d’une confrontation entre la lecture mercantiliste et la vision politique de l’Espace de liberté, entre la poursuite de l’approche fonctionnaliste et l’avènement de la logique fédéraliste au sens où celle-ci s’entendait au Congrès de La Haye.
2 – Différences
L’ELSJ initié à Schengen, Maastricht et Amsterdam avant sa constitutionnalisation à Lisbonne ne repose pas sur les mêmes fondements et ne poursuit pas les mêmes objectifs que ceux qui ont permis la réalisation d’un marché intérieur, depuis un demi siècle.
1. On ne reviendra pas sur le processus de constitution du Marché commun à la fin des années cinquante dont l’Acte Unique nous proposa l’achèvement au 1er janvier 1993.
Si ce n’est pour souligner qu’il jetait le premier pont entre les deux constructions, via l’objectif de constitution d’un espace commun où la libre circulation notamment des « personnes » devait jouer sans contrôles aux frontières intérieures. Si ce n’est aussi pour rappeler que le projet ne parvint pas à ses fins ultimes, malgré le volontarisme de son promoteur de l’époque, et en particulier parce qu’il ne déboucha pas sur un espace juridique véritablement intégré. En revanche, la démarche sécuritaire entamée en réponse à la vague d’attentats terroristes de cette période ajoutée à l’impuissance des Etats membres à gérer l’explosion de la mobilité intracommunautaire ouvrit d’autres perspectives.
Ce fut donc à l’extérieur de ce marché que la construction s’ébaucha, à la fois en raison de l’impasse de la construction d’une Europe judiciaire et parce que les Etats se refusaient à emprunter la voie communautaire, les polémiques relatives à l’interprétation de l’article 7 A du traité de l’époque les résumant.
Leur imagination les conduisit à une construction baroque, reproduite depuis à l’infini, y compris en matière de stabilité budgétaire, celle de la mise en œuvre intergouvernementale d’un objectif communautaire, à Schengen et plus particulièrement en 1990 lors de l’adoption de la Convention d’application des accords de Schengen. Leur détermination était intacte, à Maastricht, un an plus tard lorsqu’ils concédèrent à un « pilier intergouvernemental » le soin de prendre en compte les « questions d’intérêt commun » que sont la Justice et les Affaires intérieures. Car l’essentiel était là : le refus étatique de se défaire des compétences régaliennes que recouvrait l’ancien « troisième pilier » et de les considérer comme un bien commun.
Il ne faut pas s’y méprendre et à ceux qui voient dans des réalisations antérieures, comme celle de la Convention de Bruxelles concernant la compétence judiciaire à l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, des prémisses de l’ELSJ, il est bon rappeler le sens profond de ce droit.
Les Etats désiraient y mettre en oeuvre les dispositions de l’article 220 du traité communautaire leur permettant de conclure entre eux des conventions, faussement qualifiées de « communautaires » car formellement internationales, par lesquelles elles complétaient leur engagement communautaire. Tout en utilisant le cadre institutionnel communautaire et en particulier son juge avec le succès que l’on sait, ce droit était donc extérieur au marché commun, les Etats y disposant de compétences qu’ils n’avaient pas confiées à la Communauté.
Un mot, du reste, résume cette divergence entre marché intérieur et Espace de liberté, celui de la « différenciation ». Au pire temporaire, lors des élargissements, celle-ci est bannie a priori du marché quand elle fait partie des marqueurs de l’Espace, du club des héritiers de Schengen aux rebelles des îles britanniques.
2. Que, progressivement, l’impuissance des Etats à faire face à leurs responsabilités les ait conduits à accepter l’inéluctable, la logique de l’intégration, ne gomme pas cette différence fondamentale entre marché intérieur et espace de liberté, qui demeure vraisemblablement une différence d’essence.
Survoler le traité de Lisbonne et se souvenir de l’aboutissement qu’il représente permet d’ailleurs de s’en convaincre : combien de révisions constitutionnelles ont-elles été nécessitées par la construction du marché intérieur au regard de celles réclamées par l’asile ou le mandat d’arrêt européen ?
L’article 67 TFUE fournit la grille de lecture adéquate : si l’asile, l’immigration et le contrôle aux frontières sont des « politiques », qualifiées plus loin de « communes », tel n’est pas le cas de l’accès à la justice ou de la lutte contre le crime. L’Union y « développe une coopération judiciaire » et « policière » entre les autorités des Etats membres, à l’opposé du schéma d’intégration précédent.
Certes, les outils à sa disposition sont des outils de nature législative et, là est la révolution juridique, la procédure législative ordinaire s’est imposée. Cependant, il faut garder à l’esprit que, dans ces domaines civils et répressifs, l’harmonisation législative est écartée au profit d’abord de la reconnaissance mutuelle des décisions nationales et, au mieux, du rapprochement des législations des Etats membres.
3. Car, c’est la dernière divergence qu’il faut souligner, la subsidiarité règne ici en maîtresse. Non pas, comme dans le marché intérieur, au titre d’une régulation intelligente des compétences réclamant de faire d’abord la preuve de la nécessité d’une action commune mais indéniablement par hypothèse.
Si l’Union constitue un espace de liberté, de sécurité et de justice « dans le respect des droits fondamentaux », c’est aussi dans celui « des différents systèmes et traditions juridiques des États membres », en vertu de l’article 67 §1 TFUE. Autrement dit, il existe un double cadrage de l’Espace de liberté, matériel politique, lui interdisant de faire litière des constructions nationales là où, par hypothèse, le marché intérieur fait fi de ces particularités. La mise au contact des systèmes nationaux ne peut se faire à leur détriment …
Et si l‘on doutait du sérieux de ces précautions, il faut rapidement s’en convaincre. Ainsi, à titre d’exemple, les « règles minimales » de l’espace pénal européen doivent tenir « compte des différences entre les traditions et systèmes juridiques des États membres » en vertu de l’article 82 TFUE.
Deux verrous techniques sont d’ailleurs posés et ce luxe de précautions parle de lui même. Le premier est celui du contrôle parlementaire de subsidiarité organisé par le protocole n° 2 qui voit son seuil être abaissé à un quart des parlements nationaux là où d’ordinaire, dans le marché intérieur, la barre est fixée à un tiers. Le second est celui de la technique du « frein accélérateur » des articles 82, 83 et 86 TFUE et il a deux significations distinctes.
Dans le premier cas, celui d’une avancée législative décidée à la majorité, un membre du Conseil estimant qu’un projet de directive porte atteinte « aux aspects fondamentaux de son système de justice pénale », peut paralyser pendant 4 mois la procédure en demandant la saisine du Conseil européen. En cas de désaccord, faute de précision du traité sur ce point, force est de constater que l’Etat en question peut bloquer le dossier, sous forme d’un « quasi veto ». La seule parade est celle qu’au moins 9 Etats décident d’engager une coopération renforcée sur ce point, puisqu’alors l’autorisation de s’y livrer est accordée.
Dans le second cas, celle du Parquet européen dont l’institution est arrêtée à l’unanimité, le même frein peut être actionné mais là, l’absence d’accord peut être surmontée en cas d’échec en accordant l’autorisation de recourir à une coopération renforcée.
Ces singularités ne sauraient donc être réduites, quand bien même l’opposition entre les deux processus n’est pas complète et appelle, effectivement, un dialogue.
3 – Convergences
La parenté entre les deux constructions de l’Union est incontestable, au point d’expliquer la tentation de les relier structurellement.
1. En premier lieu et avant tout autre argument, la dimension spatiale des deux réalisations éclaire leur problématique et appelle une mise en perspective.
Dès la constitution du marché commun en 1957, la délimitation géographique de l’espace ainsi constitué a caractérisé la construction européenne, pour des raisons économiques certes mais sous tendues par un argument politique. Initialement exigu, défini par des frontières multiples, cet espace commun a classiquement produit un double effet d’inclusion et d’exclusion qui a cimenté de manière imprévue le sentiment d’appartenance politique à l’ensemble ainsi constitué et protégé par les barrières juridiques le délimitant.
Composé d’une trentaine d’Etats membres, couvrant près de 4 millions de kilomètres carrés et regroupant pratiquement 500 millions d’habitants, le marché commun devenu intérieur a véritablement « aimanté » progressivement les Etats et les ensembles à sa périphérie pour devenir le premier marché de consommateurs de la planète où de subtils équilibres entre libéralisme économique et régulation économique se sont dessinés.
Défaire, en abolissant les obstacles empêchant la réalisation de ce marché, et faire, en développant des politiques publiques « communes », a donc été le credo de cette organisation profondément originale et novatrice. On le sait, l’Espace de liberté, sécurité et justice repose fondamentalement sur les mêmes stimuli. L’abri d’une frontière extérieure commune et le démantèlement des contrôles aux frontières intérieures ont été des options fondatrices partagées à partir desquelles un droit commun s’est déployé, vaille que vaille, avec des succès inégaux.
D’où évidemment la tentation de les assimiler, ce qu’un examen un peu plus attentif ne permet pas nécessairement.
La constitution de cet espace commun, d’abord, n’a pas rencontré les mêmes obstacles à franchir. Loin de vouloir minimiser la diversité des conceptions marchandes et économiques nationales qui subsiste encore avec la force que l’on sait, force est de constater qu’elle n’a pas été insurmontable, au point d’autoriser la création d’une monnaie commune.
Pour ce qui est de l’ELSJ, la projection des modèles nationaux a été d’une autre virulence, entraînant des contraintes dont les traités portent la marque. Toute l’histoire de l’ELSJ témoigne, par ses réticences à se fondre dans le moule commun, à l’inverse des autres champs matériels nouvellement investis par l’Union.
Modèles répressifs ou politiques migratoires sont l’exact reflet d’une histoire des sociétés étatiques, qu’elles aient été des empires coloniaux ou des systèmes juridiques originaux, dont la construction européenne n’a pu faire abstraction. Qu’il s’agisse de la vision de l’autre qu’est l’étranger ou de la place tenue par les acteurs de la répression pénale en passant la conception que l’histoire, la morale ou la religion obligent à se faire de l’accueil, du refuge ou de la sanction, cette particularité politique et matérielle s’est imprimée dans la création de l’ELSJ.
La différenciation qui caractérise les nouveaux développements de l’Union européenne exprime cette réalité. Temporaire lorsqu’elle accompagne un processus d’élargissement, cette différenciation devient de toute autre nature lorsqu‘elle est organisée dans l’ELSJ, au point même de devenir un « laboratoire » comme à Schengen ou une méthode de travail comme à Prüm. En rupture avec le modèle classique de la construction européenne qui vise à terme le retour à l’unité, elle est ici conçue comme une hypothèse de principe, inscrite dans les traités, conditionnant le tout.
Elle permet de refuser de s’engager dans le modèle commun, l’opt-out britannique, ou au contraire d’être tenu durablement à l’écart d’un ensemble profondément sélectif, comme c’est le cas à propos de la Bulgarie ou de la Roumanie.
2. Le citoyen, ensuite, constitue un trait d’union particulièrement marqué des deux ensembles.
C’est en son nom que « l’Europe des citoyens » a réclamé au milieu des années quatre-vingt la relance du marché et la terminaison d’un processus quelque peu laissé en jachère. C’est en son nom aussi que la disparition des contrôles physiques aux frontières intérieures va s’enclencher à Schengen au point de parvenir à reconnaître un véritable droit des citoyens de l’Union à la sécurité et à la sûreté qui ne souffre plus aucun doute aujourd’hui.
Après la jurisprudence Kadi, là est l’un des enseignement majeurs de l’arrêt Digital Rights Ireland (C-293/12) rendu le 8 avril 2014 à propos de la directive 2006/24 relative à la conservation des données. Il éclaire sous un jour particulier les relations complexes qu’entretiennent espace répressif européen et marché intérieur, après le feuilleton des accords PNR (voir sur ce blog notre commentaire). Après avoir, en 2009, refusé d’entendre l’argumentaire de la République d’Irlande qui contestait la base juridique de cette directive en faisant valoir que son « centre de gravité » était l’article 95 TCE relatif à l’harmonisation des législations dans le marché intérieur, la Cour de justice y amende sa vision des choses (C-301/06). Elle n’hésite pas à souligner que « l’objectif matériel de cette directive est de contribuer à la la lutte contre la criminalité grave et, en fin de compte, à la sécurité publique ». Lutte qui constitue un « objectif général de l’Union » comme chacun sait, ce à quoi la Cour n’hésite pas à ajouter qu’au demeurant « l’article 6 de la Charte des droits fondamentaux énonce le droit de toute personne à la liberté mais aussi à la sûreté ».
D’où une constatation qui relativise les oppositions artificielles : s’il ne se confond pas avec lui, le marché intérieur est donc présent, à tout instant, ou quasiment dans l’ELSJ.
Relire le traité suffit à s’en convaincre. Ainsi, c’est en son nom « notamment lorsque cela est nécessaire au bon fonctionnement du marché intérieur » que la coopération judiciaire en matière civile de l’article 81 TFUE ou que le rapprochement des législations pénales peut s’effectuer « pour assurer la mise en œuvre efficace d’une politique de l’Union ayant fait l’objet de mesures d’harmonisation », en vertu de l’article 83 TFUE.
On conçoit donc, dans ces conditions, que le « dialogue » soit indispensable, en respectant la logique de chacune des deux constructions.
Marqueur de l’identité de l’Union, en raison notamment de la charge apportée par les droits fondamentaux, l’ESLSJ reprend en effet à son compte principes et techniques du droit de l’Union, en raison de la banalisation de son traitement institutionnel. Il n’est pas certain cependant que ces principes et techniques y trouvent la signification et la portée qu’un demi siècle de construction du marché intérieur a dessiné progressivement, comme il est facile de s’en rendre compte.
La reconnaissance mutuelle, instrument de dépassement de l’inflation normative dans le marché intérieur est ici une limite, un interdit dans l’exercice des compétences de l’Union, un principe sur lequel les Etats membres ont bâti leur consentement et non une manière de surmonter un obstacle. En d’autres termes, les jurisprudence Cassis de Dijon et Gozütok n’ont absolument pas la même signification malgré la belle image d’un « marché commun des droits fondamentaux » utilisée par l’avocat général Jarabo Colomer pour emporter l’adhésion de la Cour.
Les principes de solidarité ou de légalité, ou celui la libre circulation des individus prennent en effet une résonnance dans l’ELSJ qui dépasse largement leur fonction utilitaire dans la réalisation du marché intérieur … Ici en effet, les « valeurs » et les droit fondamentaux qui les dessinent transforment la perspective et obligent à refuser le retour en arrière que constituerait l’assimilation des deux constructions.
Si l’on sait depuis longtemps que l’enjeu du marché intérieur n’est pas de dessiner un modèle de société, qui peut jurer que ce n’est pas le cas de l’ELSJ, que cette dimension n’est pas la dernière espérance des citoyens de cet espace et des juristes qui l’observent ?