par Sylvie Peyrou, CDRE
Après l’immense émotion suscitée par les assassinats commis à Charlie Hebdo et le temps du recueillement, vient celui de la réaction et nombre de réflexions s’orientent aujourd’hui sur les indispensables réponses à apporter en matière de lutte contre le terrorisme.
Le Président de la Commission, Jean-Claude Juncker, qui a évoqué le 7 janvier « un acte intolérable, une barbarie qui nous interpelle tous en tant qu’êtres humains et Européens », a annoncé à Riga le 8 janvier « un nouveau programme de lutte contre le terrorisme » dans les semaines à venir. La lutte contre le terrorisme a été d’ailleurs le sujet prioritaire du Conseil des Affaires étrangères du 19 janvier, à l’initiative de la Haute représentante Federica Mogherini, et elle sera aussi l’une des priorités de la présidence lettone du premier semestre 2015, comme l’a affirmé Mme Straujuma, Première ministre lettone le 14 janvier, lors d’un débat avec les députés du Parlement européen.
Dans ce contexte, la mise en œuvre d’un « PNR » européen (Passenger Name Record) revient dans toutes les discussions en tant qu’instrument nécessaire à la lutte contre le terrorisme, qu’il conviendrait de déployer d’urgence. Ce système, qui vise l’utilisation des données des dossiers des passagers aériens pour la prévention et la détection des infractions terroristes, mais aussi des formes graves de criminalité, avait fait l’objet d’une proposition de directive, présentée par la Commission le 2 février 2011.
Cette proposition de PNR européen a suscité de nombreuses critiques au sein du Parlement européen, qui a notamment mis en doute l’opportunité même d’un tel texte, jugé comme « intrusif pour des voyageurs innocents » (comme l’avait noté le « Groupe de travail de l’article 29 », mis en place dans le cadre de la directive 95/46/CE, texte phare en matière de protection des données au sein de l’UE, actuellement en cours de refonte législative). Les inconvénients (atteinte aux droits fondamentaux) semblant l’emporter sur les avantages escomptés (identification de terroristes potentiels), la commission des libertés civiles du Parlement européen l’a rejeté le 24 avril 2013 (http://www.gdr-elsj.eu/2013/05/05/cooperation-policiere/le-rejet-de-la-proposition-de-directive-pnr-par-la-commission-des-libertes-civiles-du-parlement-europeen-limpossible-alchimie-entre-lutte-contre-le-terrorisme-et-protection-de/).
La même commission LIBE avait pourtant validé, un an auparavant, l’accord PNR conclu entre l’UE et les Etats-Unis, après l’avoir vivement critiqué comme portant atteinte aux principes européens de protection des données à caractère personnel. Pour ces mêmes raisons, et dans la même logique, le Parlement européen a d’ailleurs saisi la Cour de justice le 25 novembre 2014, afin qu’elle rende un avis sur la compatibilité avec les traités de l’accord PNR entre le Canada et l’Union européenne, sur le transfert et le traitement de données des dossiers passagers.
Mais depuis quelques mois, la pression se fait plus forte sur le Parlement européen, de nombreux Etats membres se révélant soucieux de contrôler le phénomène des « djihadistes » partis combattre en Syrie et pouvant se révéler dangereux à leur retour en Europe, l’actualité le confirme dramatiquement…Ainsi, les ministres de l’intérieur français, allemand, britannique, espagnol, italien et polonais se sont mis d’accord, à l’occasion d’un débat au sein de la commission LIBE le 11 novembre dernier, pour réclamer une adoption rapide de cet instrument, « pièce maîtresse » du dispositif de lutte contre le terrorisme (Europolitics, 8 novembre 2014, p. 8). La Commission a par ailleurs financé un programme afin d’encourager les Etats membres à se doter de systèmes PNR (Voir la carte : http://www.thinglink.com/scene/602564484191485954), ce qui peut paraître paradoxal, car la multiplication de PNR nationaux est nécessairement source de complexités et d’insécurité juridique. Par conséquent, la voie de l’harmonisation par un PNR européen semble la seule à même de mettre fin aux divergences et, surtout, d’assurer un standard élevé de protection des droits fondamentaux.
Face à un projet PNR qui, par sa démarche « proactive » (visant à évaluer le risque que peuvent représenter certains passagers), aboutit à un profilage indifférencié de millions de citoyens, le risque d’atteinte au droit désormais fondamental à la protection des données à caractère personnel (article 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union) est en effet considérable. Mais les inquiétudes du Parlement européen (commission LIBE) peuvent être tempérées aujourd’hui grâce à l’apport de la Cour de justice. Cette dernière, dans le très important arrêt Digital Rights Ireland Ltd (C-293/12) du 8 avril 2014, commenté ici-même (http://www.gdr-elsj.eu/2014/04/09/cooperation-judiciaire-penale/la-cour-de-justice-et-la-protection-des-donnees-quand-le-juge-europeen-des-droits-fondamentaux-prend-ses-responsabilites/), et annulant dans son intégralité et ab initio la directive « rétention des données de communications électroniques », a en effet clairement censuré le stockage de masse de données et imposé un certain nombre de garde-fous, qui s’imposent évidemment dans un texte tel que la directive PNR.
Le contexte, à la faveur des événements récents, n’a jamais été aussi favorable à l’adoption d’un « PNR » européen, placé d’ailleurs par la présidence lettone en tête de liste des sujets à aborder lors du prochain conseil informel des Affaires intérieures à la fin du mois. Un intense lobbying auprès du Parlement européen est mis en œuvre par ailleurs depuis quelques jours, afin que soit réexaminé le dossier PNR.
Ainsi le ministre français de l’Intérieur, M. Bernard Cazeneuve, a t-il exhorté le Parlement européen, le 11 janvier, lors d’une réunion internationale (où étaient présents le commissaire européen aux migrations, le coordinateur de l’UE pour a lutte contre le terrorisme, M. de Kerchove, dix ministres européens des affaires intérieures, dont ceux de RFA, Pologne, Royaume-Uni, ainsi que l’Attorney général américain, M. Eric Holder), à adopter sans tarder le projet de PNR européen. Le Président du Conseil européen, M. Donald Tusk, s’est également prononcé, le 13 janvier, en séance plénière du Parlement européen, pour l’adoption d’un système européen PNR unique, car « 28 systèmes nationaux, ce serait un patchwork rempli de lacunes », tout en soulignant toutefois à quel point ce dossier était « difficile et délicat », car faisant référence à l’équilibre nécessaire entre sécurité et liberté (voir le communiqué de presse du 13/01/2015).
Il reste à vaincre la réticence des parlementaires européens hostiles au « PNR ». Si le PPE s’est toujours affirmé favorable au projet de directive PNR, notamment par la voix du rapporteur du projet M. Thimoty Kirkhope (ECR, R-U), en revanche Les Verts, et les députés de la gauche radicale (GUE) étaient et restent radicalement contre. L’ADLE (démocrates et libéraux), au départ plutôt réticent, se prononce aujourd’hui en faveur du PNR comme l’a déclaré le Président du groupe, M. Guy Verhofstadt. C’est donc la position des sociaux-démocrates qui va s’avérer déterminante. Ils apparaissent toutefois plutôt divisés sur le sujet. Si le président du Parlement européen, M. Martin Schulz, a pris position à titre personnel en faveur de la directive PNR, un certain nombre de députés, dont le président du groupe, M. Gianni Pittella sont plus réservés. Il est notamment suggéré d’attendre que la Cour de justice se soit prononcée sur le problème de l’accord PNR de l’UE avec le Canada, voire de subordonner l’adoption de la directive PNR à celle, préalable, du nouveau règlement général sur la protection des données à caractère personnel (appelé à remplacer la directive 95/46/CE, texte de base en la matière pour le champ du marché intérieur).
Il reste en tout état de cause au rapporteur, M. Kirkhope, à convaincre de l’opportunité du texte les rapporteurs fictifs de la commission des libertés civiles du Parlement européen (LIBE), à savoir Mme Sophia In’t Veld (ADLE, Pays-Bas, hostile au projet PNR dans le passé, son groupe politique y est aujourd’hui favorable. Elle a co-signé la lettre invitant le Président de la Commission et le Président du Conseil européen à adopter sans tarder le projet), Mme Birgit Sippel (S&D, Allemagne, elle estime que c’est à la Commission qu’il revient de présenter une nouvelle initiative) et M. Jan Philipp Albrecht (Verts, Allemagne). La porte de sortie que constituerait la présentation, par la Commission, d’une nouvelle proposition de directive PNR (souhaitée par le groupe ADLE en particulier) vient toutefois de se refermer suite au refus de la Commission (Europolitics n°5010, 16 janvier 2015, p. 5).
Toutes les conditions politiques semblent toutefois réunies pour aboutir assez rapidement à l’adoption d’un PNR européen : cet outil semble en effet désormais incontournable afin de repérer notamment les djihadistes de retour des zones de combat, identifiés comme potentiels terroristes ; mais les avertissements de la Cour de justice (Affaire Digital Rights évoquée) ne manqueront pas de guider le législateur, afin de tenir compte des impératifs de protection des droits fondamentaux, fondement même de l’Europe qui se construit depuis plus de cinquante ans, de la Convention européenne des droits de l’homme à la Charte des droits fondamentaux de l’UE aujourd’hui.
Mais face à la barbarie, l’Europe ne peut ni ne doit abandonner ses valeurs, car « une société prête à sacrifier un peu de liberté contre un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux », comme le disait Benjamin Franklin… Le dernier mot peut être laissé toutefois à M. de Kerchove, coordinateur de l’UE dans la lutte contre le terrorisme, selon lequel : « Ne pas se doter d’un PNR européen, c’est se condamner à être moins efficace dans le cadre de la lutte antiterroriste. De plus, si rien ne se fait sur le terrain parlementaire, cela se fera de manière gouvernementale en dehors de l’institution européenne, on aura donc moins d’Europe » (Le Monde, 19 janvier 2015). Il est possible d’être hostile au PNR européen dans un souci de défense des droits fondamentaux. Mais la sécurité des citoyens européens n’est pas un objectif moins légitime. Et le réalisme politique et juridique invite en effet à l’adoption d’un PNR européen, de loin préférable aux initiatives nécessairement divergentes des Etats membres, d’autant que la Cour de justice – avec l’appui de la Charte des droits fondamentaux de l’Union – montre les limites à ne pas franchir. Il est trop tard pour ne rien faire, l’Europe, et le PNR, sont à la croisée des chemins…