par Henri Labayle, CDRE
II – Etat de crise
Ouverte au lendemain de la publication de l’Agenda européen sur la migration (COM (2015) 240), la crise affectant la politique commune d’asile de l’Union est en réalité une crise beaucoup plus importante qu’on ne l’imagine, aux racines profondes. Elle est à la fois morale et institutionnelle.
1. Une crise morale
La déconvenue faisant suite au Conseil des ministres JAI du 20 juillet a entraîné une crise ouverte, d’autant plus grave qu’en parallèle l’exode meurtrier en Méditerranée se poursuivait. Aux abonnés absents pendant l’été, les institutions de l’Union ont laissé place aux égoïsmes nationaux, sans grande réaction.
Le Conseil s’était en effet accordé sur le principe d’une aide à l’Italie et la Grèce en admettant le principe d’une « relocalisation » de 40 000 personnes ayant manifestement besoin d’une protection internationale. Une proposition de décision du Conseil en ce sens traduisait ce principe sous la forme d’un « mécanisme temporaire et exceptionnel ». Simplement « volontaire », cette position était largement en deça du souhait d’établir une contrainte du Président de la Commission, ce dernier n’ayant pas mâché ses mots pour stigmatiser une Union européenne incapable de montrer « à la hauteur ».
Une « résolution des représentants des gouvernements des États membres réunis au sein du Conseil » traduisait en effet ce demi-échec, incapable d’atteindre le chiffre symbolique proposé de 40 000 bénéficiaires. Le refus de certains Etats membres bloquait la barre à 32 256 personnes « relocalisables » à partir de l’Italie et de la Grèce, au nom d’une solidarité mesquine. La promesse d’atteindre le but, en décembre 2015, n’était donc ni à la mesure de l’augmentation de la pression migratoire ni à la hauteur de l’ambition d’engager l’Union sur le terrain de la solidarité. A cette occasion, des lignes de fracture préoccupantes apparurent au grand jour.
Un front du refus s’est ainsi constitué, facile à dessiner en lisant les statistiques d’Eurostat concernant les demandes d’asile et les décisions nationales positives de protection. Il n’a pas été franchi, les chiffres nationaux de la protection expliquant tout. La Pologne accueille du bout des lèvres 720 réfugiés en 2014 et les Etats baltes ne sont pas plus concernés (Estonie 20, Lettonie 25, Lituanie 75), République tchèque (765), Slovénie (45). Y ajouter l’Espagne et ses 1585 décisions positives complète le tableau. Cas à part, la Hongrie faisait, elle, de la question un enjeu politique à proprement parler.
Cette situation mise en perspective avec celle d’une Bulgarie dépassée par les faits (7 020) mais surtout avec les 8 045 décisions positives belges et les 30 650 réfugiés acceptés en Suède, tout conduisait à l’impasse du début de l’été.
Courageusement, alors, la chancelière allemande a pris ses responsabilités au cœur du mois d’août, seule et face à un silence français révélateur des réticences de ses dirigeants. Son coup de force a pris deux formes, significatives l’une comme l’autre. De façon très politique, d’abord et enfin serait-on tenté d’ajouter, l’Allemagne a souligné que la question était d’une extrême gravité et qu’elle devait être abordée avant tout sur le plan des principes et des valeurs qui fondent le projet européen. D’autre part, elle a délibérément accentué la crise en affirmant que l’impuissance à surmonter cette épreuve était susceptible de remettre en cause l’espace de libre circulation de l’Union.
La question se pose exactement sur ce terrain. Les valeurs de l’Union, en particulier en matière d’asile, sont aujourd’hui un vain mot. Rivés sur leurs agendas politiciens nationaux, nombre d’Etats membres refusent délibérément de faire face à leurs responsabilités. Ignorer les causes de l’exode liées à une politique étrangère commune inexistante, tolérer la complicité active des Etats voisins de ces persécutions, de la Turquie à la Libye, fermer les yeux sur les défaillances nationales dans la gestion de la frontière commune comme dans l’accueil des candidats au refuge, ne pas engager de véritable lutte contre ces nouvelles formes d’esclavage que sont les trafics d’êtres humains ont fait office de politique commune.
Faisant tomber les masques, le positionnement de la Chancelière allemande met à jour la sourde opposition séparant les Etats membres de l’Union concernant la politique migratoire et plus exactement ici l’exercice du droit d’asile. Ainsi qu’Angela Merkel l’a fait remarquer devant le Bundestag, l’Union et ses membres n’ont pas tiré les leçons du passé. Plus précisément ici, l’ambiguïté initiale ayant accompagné l’élargissement à l’Est n’a jamais vraiment été levée concernant la gestion des frontières, la présence de ressortissants de pays tiers et la politique d’asile.
L’inflexion des couloirs de migration de la Méditerranée vers l’Europe centrale et les Balkans a crevé l’abcès, au coeur de l’été. Le sens et la portée des termes du traité vis-à-vis d’une partie non négligeable des Etats membres demeurent incertains, dès lors que l’on évoque les « valeurs » des articles 2 et 3 TUE ou la « solidarité » des articles 67 et 80 du TFUE …
Si ces Etats membres ne sont pas ignorants des phénomènes migratoires, soit qu’ils les nourrissent vers l’Ouest de l’Union, soit qu’ils en soient l’objet depuis l’Est du continent et notamment de l’Ukraine et de la Russie, le fossé culturel creusé par leurs histoires nationales n’est pas comblé. Qu’il s’agisse de la surveillance de leur frontière extérieure, confisquée par d’autres pendant un demi-siècle, ou bien d’une protection internationale au nom des droits fondamentaux largement étrangère à leur culture, le débat restait passablement théorique au plan interne et au sein de leurs institutions publiques. Le passage à l’acte imposé par la crise de juillet a donc fait office de déclencheur dès lors qu’il ne s’agissait plus de bénéficier des fonds de l’Union relatif à la pré-adhésion et au renforcement des instruments de la JAI. A fortiori quand, comme certains Etats, ils étaient tenus à l’écart de l’espace Schengen par leurs partenaires depuis 7 ans …
Hostiles à une quelconque solidarité entre Etats dans une matière où ils ne se sentent pas vraiment concernés, quand ils n’y sont pas radicalement opposés comme la Hongrie, ces Etats ont multiplié les signes de défiance et se sont regroupés au sein du groupe dit « de Visegrad ». Menés par la Hongrie, ils ont été rejoints par la République tchèque, la Pologne, la Slovaquie et discrètement appuyés par les Etats baltes et l’Espagne. Acculés à la défensive, ils ont alors exprimé des opinions et adopté des comportements posant clairement la question de leur adhésion à un projet et à des valeurs communes. La crainte de « l’invasion » ou la mise en avant de « l’identité chrétienne » confortés par le traitement médiatique de la crise, la construction de « murs » ou les comportements des forces de l’ordre sur le terrain ont suffi à en prendre conscience. La réunion du groupe, le 4 septembre, a abouti à un refus clair du partage des charges, tous le jugeant « inacceptable », la Hongrie estimant même qu’il s’agissait là exclusivement d’un « problème allemand ».
En parallèle, la fin de l’été a été le théâtre de la résurgence des tensions migratoires à la frontière franco-britannique, Calais et le terminal d’Eurostar ayant succédé à Sangatte. Au delà de la curiosité consistant à voir la France garder les frontières d’un Etat tiers à l’Espace Schengen et bénéficier à cet égard d’une aide financière de la Commission, l’occasion pour les autorités britanniques de se démarquer de la politique de l’Union et du dispositif Schengen qui les protège pourtant était trop belle pour qu’ils manquent de la critiquer et d’en tirer justification à leur “opt-out”.
Aussi et devant la désunion des Etats membres, la menace explicite allemande de remettre en cause le fonctionnement sinon l’existence de l’espace Schengen doit-elle être prise au sérieux. Conçu pour des périodes de calme, le système Schengen ne résiste plus aux coups de boutoir d’une crise majeure, qu’il s’agisse d’y pénétrer, de l’Europe des Balkans à celle du Sud, ou même d’en sortir, à Calais. Certains de ses principes majeurs, notamment celui du traitement Dublin des demandeurs, pourraient bien ne pas y résister à en lire la lettre des ministres des affaires étrangèresà leurs homologues de l’Union. Pourtant, y remédier réclame un système institutionnel efficace et non en pleine crise lui même. En effet, courageusement, la présidence luxembourgeoise s’est attachée à tenter une sortie de la crise « par le haut ».
2. Une crise institutionnelle
La proposition de la Commission de répartir les charges en matière d’asile, au printemps, est donc tombée dans l’impasse, à la fois quant à sa portée non obligatoire et quant à ses objectifs chiffrés. L’autisme de l’Union face à la question migratoire et aux conflits ouverts à sa périphérie ne pouvait s’en accommoder.
Le ralliement d’une majorité d’Etats membres à l’initiative courageuse de Jean-Claude Juncker s’est pourtant concrétisé dans la difficulté. Ultime avanie pour une prétendue « politique commune », cet accord minimal a pris la forme passablement intergouvernementale d’une « résolution des représentants des gouvernements réunis au sein du Conseil », attitude identique pour la question de la réinstallation. Elle témoigne de l’impuissance de la Commission à forcer la porte des Etats et de l’incapacité totale du Parlement européen à jouer le rôle d’un contrepoids que la soumission de la matière à la majorité qualifiée pouvait laisser espérer.
A cet égard, le débat sur les bases juridiques de la proposition de la Commission mérite un rappel, même s’il a été escamoté rapidement au Parlement européen lors du vote de la proposition le 9 septembre.
Ayant pour objectif d’instituer des mesures provisoires (24 mois) au profit de l’Italie et de la Grèce dans le domaine de la protection internationale, la proposition de décision présentée par la Commission implique par nature une dérogation temporaire au règlement Dublin n° 604/2013. Mettant en avant une « situation d’urgence caractérisée par un afflux soudain de ressortissants de pays tiers » justifiant « d’adopter des mesures provisoires » ainsi que l’article 78.3 TFUE le signifie, la Commission a retenu cette base juridique pour agir, impliquant une simple consultation du Parlement.
Or, le même article 78 du TFUE, dans son paragraphe 2 point c) identifie « la protection temporaire … en cas d’afflux massif » comme un élément constitutif du système commun d’asile et … le soumet à la procédure législative ordinaire.
On aurait pu en débattre si, précisément, l’aggravation de la situation n’avait pas poussé des parlementaires européens peu téméraires à faire l’économie d’une querelle juridique, quitte à y perdre leur qualité de co-législateur. En effet, la « situation d’urgence » et le caractère « soudain » de l’afflux de demandeurs étaient, en mai 2015, tout sauf inconnus des institutions de l’Union et de ses membres. Depuis de longs mois, de Conseils des ministres en Conseils européens, la sinistre litanie des morts en Méditerranée faisait la une de l’actualité et ce scandale provoquait des crises internes récurrentes dans l’Union, comme par exemple lors du printemps arabe. Les statistiques de 2014 produites opportunément par Eurostat confirment bien qu’en fait c’est l’inaction de l’Union qui a commandé une réaction au mois de juillet davantage que la survenance d’un évènement imprévu, au premier semestre 2015.
Conscient de son impuissance à engager une bataille perdue d’avance, le Parlement a donc voté une résolution approuvant l’initiative, quitte, en annexe, à souligner qu’il « ne peut accepter l’article 78, paragraphe 3, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne comme base juridique qu’en tant que mesure d’urgence, qui sera suivie d’une proposition législative en bonne et due forme visant à réagir de manière structurelle aux futures situations d’urgence ».
L’impasse dans laquelle la Commission s’est trouvée au début de l’été, et avant l’offensive de Jean Claude Juncker dans son discours général sur l’état de l’Union européenne du 9 septembre, s’est accompagnée d’une mise en cause sévère de sa capacité à s’acquitter de ses fonctions en matière migratoire.
Là encore, les autorités allemandes ont été à la manœuvre, soulignant la lenteur avec laquelle les décisions prises s’appliquent et la curieuse impunité avec laquelle un certain nombre d’Etats, de la Grèce à la Hongrie en passant par l’Italie, se soustraient à leur obligation de transposition et d’application des règles communes. La critique est largement fondée, tant en ce qui concerne la lenteur de la mise en place des options arrêtées qu’à propos du contrôle de l’application de la législation de l’Union en matière d’asile et d’immigration qui incombe exclusivement à la Commission.
Pour être distinctes, les deux critiques font néanmoins mouche. Outre la lenteur technocratique avec laquelle la moindre décision se met en place, la défiance est au cœur des relations internes à l’espace de liberté. La suspicion des Etats de destination selon laquelle les Etats de première réception ne jouent pas le jeu de leurs obligations propres, en matière de contrôle des personnes, d’accueil comme en matière d’enregistrement, n’est pas dépourvue de fondement. De l’attitude hongroise à l’impuissance grecque ou l’ambiguïté italienne, les dossiers sont nombreux et ce d’autant plus que si l’on se penche sur la transposition et l’application de la législation dérivée, il saute aux yeux que le patchwork antérieur demeure.
L’exécutif est parfaitement conscient de cet état de fait et multiplie les preuves de bonne volonté, par exemple en soulignant que 32 procédures en infraction relatives au « Paquet asile » ont été enclenchées mais sans beaucoup convaincre lorsque l’on connaît le caractère très formaliste de telles procédures. Avec une intelligence certaine, la publication d’un encart positivant son action, le jour du discours de son Président, s’efforce de contenir la montée des critiques. Car l’enjeu est n’est pas mince : la prise de pouvoir des Etats qu’exprime le leadership allemand ici a pour conséquence de renvoyer la Commission au simple rôle d’un exécutant. Les querelles d’il y a peu relatives à l’évaluation de l’ELSJ dans le cadre de Schengen ont-elles déjà été oubliées par les différents protagonistes ?
La troisième source de trouble institutionnel est plus anecdotique, sauf si l’on se souvient de la place qu’on prétendait lui accorder au lendemain du traité de Lisbonne. Elle concerne le rôle du Président du Conseil européen.
Confronté à une crise où le souvenir de sa nationalité l’a manifestement emporté sur le poids de sa fonction, Donald Tusk avait jugé bon au début de l’été de freiner l’initiative de la Commission en mettant l’accent sur le renvoi davantage que sur l’accueil des demandeurs de protection. Loin de « l’honnête courtier » qu’avait tenté d’être son prédécesseur, il avait ainsi apporté sa pierre à l’échec de la proposition. L’entendre trois mois après défendre une proposition triplant le nombre des réfugiés dans l’Union lors de la conférence annuelle des ambassadeurs de l’UE, au nom des valeurs, laisse perplexe quant à la valeur ajoutée de l’institution …
Dès lors, le discours de Jean Claude Juncker et sa réaction à l’aggravation de la crise étaient attendus pour esquisser les voies d’une sortie de crise.