Sylvie Peyrou, CDRE
A l’heure où la lutte contre le terrorisme suscite nombre de réactions sécuritaires parmi les démocraties occidentales, et en particulier européennes (est-il besoin de citer l’exemple français, de la controversée loi sur le renseignement à l’état d’urgence ?), la Cour européenne des droits de l’homme semble garder le cap d’une stricte protection des droits fondamentaux.
L’arrêt de la Cour du 12 janvier 2016, Szabo et Vissy c. Hongrie (Req. n° 37138/14), en est une illustration récente et topique. Cet arrêt attire d’autant plus l’attention que les juges de Strasbourg ont estimé il y a peu dans l’arrêt Sher et autres c. Royaume-Uni (Req. n° 5201/11) que le crime terroriste entrait dans « une catégorie spéciale », justifiant une atténuation des droits au nom de la lutte contre le terrorisme (voir Henri Labayle ici-même). Si l’arrière-fond des affaires est semblable (à savoir des législations restreignant les libertés au profit de la lutte contre le terrorisme), le contexte de chacune d’elles est cependant sensiblement différent, ce qui peut expliquer le souci de la Cour d’adresser un message lui aussi sensiblement différent.
Il s’agissait dans l’affaire Sher de trois pakistanais, suspectés de terrorisme et détenus par les autorités britanniques, qui se plaignaient de la violation du droit à contester la légalité de leur détention (violation alléguée de l’article 5 § 4 CEDH). Dans l’affaire Szabo et Vissy, les requérants sont des ressortissants hongrois, travaillant pour une ONG très critique à l’égard du gouvernement de leur pays, qui se sont plaints notamment de la violation de l’article 8 CEDH (droit au respect de la vie privée et familiale, du domicile et de la correspondance), causée selon eux par la loi hongroise de 2011 relative aux opérations secrètes de surveillance antiterroriste. En effet, une task force spéciale en matière de lutte contre le terrorisme créée en 2011 au sein des forces de police, s’est vu dotée par l’article 7/E de la loi évoquée, de compétences en matière d’opérations secrètes de perquisition et de surveillance de domiciles au moyen d’enregistrements, d’ouverture de lettres et de colis, ainsi que de vérification et d’enregistrement du contenu de communications électroniques et numériques, sans le consentement des personnes concernées (voir le communiqué de presse).
Un recours pour violation de leur droit au respect de la vie privée fut porté par les intéressés à la Cour constitutionnelle hongroise, qui a toutefois estimé que les opérations secrètes de surveillance se justifiaient, car menées à des fins de sécurité nationale. Les requérants se sont alors adressés à la Cour de Strasbourg, arguant de la violation de l’article 8 CEDH. Il est à noter qu’ils ne se plaignaient pas directement d’une mesure de surveillance dont ils auraient fait l’objet, mais, eu égard à l’ampleur et au caractère intrusif de telles mesures, allèguaient du risque potentiel de faire l’objet de mesures injustifiées, dans le cadre d’une législation incitant selon eux aux abus, notamment en l’absence de contrôle juridictionnel.
Si la réponse apportée par la Cour de Strasbourg aux requérants est, somme toute, sans surprise, et suit le schéma de raisonnement classique, son argumentation mérite néanmoins une lecture attentive, qui révèle une étonnante similitude avec celle de la CJUE, à laquelle il est d’ailleurs fait expressément référence.
1. Une solution sans surprise
S’agissant de mesures secrètes de surveillance, la Cour s’est référée à sa très classique jurisprudence Klass c. Allemagne (6 septembre 1978) puis à l’arrêt Roman Zakharov c. Russie (4 décembre 2015, req. n° 47143/06), pour juger qu’une législation permettant de telles mesures affecte directement tous les usagers des services de communication, en instituant un système où toute personne peut voir ses communications interceptées. La Cour note en outre que le droit national n’offre aux intéressés aucune possibilité de recours auprès d’un organe indépendant. Les requérants sont dès lors en droit de se prétendre victimes d’une violation de leurs droits garantis par la Convention, dont ils n’ont pu obtenir réparation en saisissant la Cour constitutionnelle.
Dans un premier temps, la Cour identifie sans difficulté une ingérence dans le droit au respect de la vie privée des requérants, dans la simple existence de la législation incriminée, qui fait peser sur tout un chacun une menace de surveillance. L’essentiel de l’analyse porte dès lors ensuite sur l’objectif visé par ces mesures, qui est de garantir la sécurité nationale, et/ou de prévenir tout désordre ou crime (§ 55). Ce sont donc les conditions que pose l’article 8 § 2 de la Convention qui sont classiquement vérifiées ici. Et tout aussi classiquement, la Cour, face à la mise en balance des intérêts de l’Etat (la protection de la sécurité nationale par la mise en place de mesures de surveillance) et ceux des individus (la protection de leur vie privée), recourt à la notion de « marge d’appréciation » dont disposerait l’Etat.
L’ingérence que constituent les mesures secrètes de surveillance dispose tout d’abord incontestablement d’une base légale, à savoir la loi évoquée de 2011 (loi de 1994 révisée en 2011). La question de la « prévisibilité » de la loi est ensuite examinée avec minutie par la Cour, qui constate que les dispositions législatives sont suffisamment claires pour donner aux citoyens une indication adéquate quant aux circonstances et aux conditions dans lesquelles les autorités publiques peuvent recourir à de telles mesures : prévention et poursuite des actes terroristes, opérations visant à secourir des ressortissants hongrois en détresse à l’étranger (§ 63 de l’arrêt).
La Cour va toutefois examiner plus avant le « risque d’arbitraire » évoqué par les requérants, s’agissant de mesures secrètes de surveillance. Là, son argumentation se fait tout d’abord plus compréhensive envers les exigences étatiques de lutte contre le terrorisme, à l’image notamment de l’arrêt Sher évoqué, en soulignant « la nécessité d’éviter une excessive rigidité » des termes de la loi, afin de pouvoir s’adapter aux circonstances. Mais elle constate ensuite qu’il résulte de la loi que toute personne peut virtuellement en Hongrie être soumise à une surveillance secrète, puisque ne sont pas décrites les catégories de personnes qui peuvent voir leurs communications interceptées. Elle juge dès lors une telle disposition comme beaucoup trop large.
La nécessité d’une telle surveillance de masse fait dès lors question, d’autant que le juge constate l’absence de garanties entourant sa mise en œuvre, ou la réparation éventuellement, des mesures contestées. La Cour va donc considérer avec une très grande fermeté que, eu égard au potentiel d’intrusion dans la vie privée des citoyens que représentent les technologies de surveillance de pointe, l’exigence de « nécessité dans une société démocratique » (de l’ingérence considérée) doit être interprétée de façon très stricte (§ 73). Ainsi, une mesure de surveillance secrète doit, de manière générale, être strictement nécessaire à la sauvegarde des institutions démocratiques et, de manière particulière, être strictement nécessaire pour l’obtention d’un renseignement vital lors d’une opération individuelle. Il y aurait, dans le cas contraire, un « abus » par les autorités de ces « redoutables technologies » dont elles disposent (§ 73).
Une objection majeure formulée par la Cour à l’encontre de la législation hongroise est par ailleurs l’absence de contrôle juridictionnel au niveau de l’autorisation ou de la mise en œuvre des mesures critiquées. Le seul « contrôle » existant est de nature politique – il est exercé par le ministre de la justice – ce qui accroît le risque d’abus…La Cour rappelle en effet le principe qui est celui posé notamment par l’arrêt Klass, à savoir celui d’un contrôle juridictionnel, raison pour laquelle la supervision prévue par un membre du pouvoir exécutif n’offre pas les garanties nécessaires.
La Cour cependant se livre à une subtile et très pragmatique analyse, admettant le nécessaire caractère a posteriori d’un tel contrôle juridictionnel en estimant que la mise en œuvre d’une autorisation juridictionnelle n’est pas praticable car, compte tenu de « la nature de la menace terroriste contemporaine », elle serait « contreproductive » ou ferait tout simplement « gaspiller un temps précieux » (voir § 80 de l’arrêt). Quant à une éventuelle procédure de réparation enfin, la Cour note qu’existe simplement une disposition faisant obligation au Ministre de rendre compte deux fois par an à une commission parlementaire, mais ne distingue dans la loi contestée aucune procédure de recours en faveur des personnes soumises à une surveillance secrète, dont, par définition, elles ne sont pas informées…
La Cour de Strasbourg, par le biais de son contrôle de proportionnalité, conclut par conséquent que de telles mesures de surveillance secrète ne répondent pas aux critères de la stricte nécessité qu’exige la préservation des institutions démocratiques. Un tel raisonnement se suffirait à lui seul, et pourtant la Cour a pris soin de faire longuement référence à son homologue de l’UE, ce qui dessine une solution surprenante par sa motivation.
2. Un écho opportun à la jurisprudence de la CJUE
Si les emprunts jurisprudentiels auxquels l’analyste est habituellement confronté vont de Strasbourg vers Luxembourg, force est de constater qu’ici, c’est le juge de la CEDH qui emprunte son raisonnement au juge de l’UE, devenu depuis l’avènement de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, le gardien « constitutionnel » de ces derniers.
Face aux problèmes de la surveillance de masse et de la collecte de données y afférente, la Cour EDH, s’interrogeant sur l’existence concomitante de garanties légales assurant le respect des droits des citoyens, fait ici des références réitérées, et singulières, à la jurisprudence de la CJUE. C’est à l’arrêt Digital Rights Ireland (C-293/12 et C-594/12) de cette dernière en effet qu’elle renvoie de façon pertinente. Sont cités notamment les §§ 52 et 62 de l’arrêt de la CJUE, qui exigent la « stricte nécessité » des mesures de rétention des données de communication électroniques organisée par la directive 2006/24/CE, examinée à « la lumière des objectifs poursuivis ». La Cour de Strasbourg fait donc un parallèle implicite entre la rétention de ces données organisée par la directive à des fins de lutte contre le terrorisme et les mesures de surveillance secrète – notamment des communications – mises en place par la législation hongroise aux mêmes fins.
La CJUE a en effet mené dans cet arrêt une réflexion très fine et argumentée sur les métadonnées de communications collectées qui, « prises dans leur ensemble, sont susceptibles de permettre de tirer des conclusions très précises concernant la vie privée des personnes dont les données ont été conservées, telles que les habitudes de la vie quotidienne, les lieux de séjour permanents ou temporaires, les déplacements journaliers ou autres, les activités exercées, les relations sociales de ces personnes et les milieux sociaux fréquentés par celles-ci ».
Ce passage (§ 27 de l’arrêt) cité in extenso par la Cour EDH, permet à cette dernière de souligner l’ampleur des conséquences que peut entraîner la mise en œuvre de telles techniques de surveillance de masse qui – cela va sans dire, et la Cour ne le rappelle d’ailleurs pas explicitement – portent atteinte au droit au respect de la vie privée des personnes. C’est la raison pour laquelle de telles mesures de surveillance doivent être nécessairement accompagnées de garanties légales assurant le respect des droits des citoyens, et doivent par surcroît justifier d’une « stricte nécessité » au regard de la défense des institutions démocratiques.
Il est significatif de noter par ailleurs que la Cour de Strasbourg, outre la jurisprudence Digital Rights Ireland de la CJUE, évoque également la résolution votée par le Parlement européen le 12 mars 2014 concernant « le programme de surveillance de la NSA, les organismes de surveillance dans divers États membres et les incidences sur les droits fondamentaux des citoyens européens et sur la coopération transatlantique en matière de justice et d’affaires intérieures » (P7_TA(2014)0230). Ce sont des passages substantiels qu’elle cite dans son arrêt (§ 25), en particulier et naturellement ceux relatifs à la surveillance de masse et ses conséquences sur les droits fondamentaux, à savoir liberté d’expression, liberté de la presse, respect de la vie privée, protection des données à caractère personnel…autant d’éléments présentés par le Parlement européen comme des piliers de la démocratie, auxquels une telle surveillance de masse porte atteinte. La Cour termine sur la citation relatant le danger de mésusage de telles techniques de collecte et de traitement de données en cas de changement de régime politique (§ 14 de la résolution du Parlement européen)…
Dans un contexte européen où les populismes progressent et les libertés régressent à proportion (en Hongrie précisément par exemple, ou aujourd’hui en Pologne, ce qui a conduit la Commission européenne à lancer pour la première fois la « procédure d’alerte » inventée suite aux problèmes hongrois), cet arrêt sonne comme un avertissement.
Les juges européens semblent en effet unir leurs forces (et comment ne pas lire dans l’arrêt de la Cour EDH un hommage à la jurisprudence de la CJUE, qui illustre selon une modalité inattendue le très commenté « dialogue des juges » ?) afin de construire un vaste espace dédié à la protection des droits fondamentaux. Ceci semble d’autant plus nécessaire que les considérables progrès techniques offrent aux Etats avides d’instaurer des mesures sécuritaires, parées notamment du mérite de la lutte contre le terrorisme, de « redoutables » outils de surveillance des citoyens et de leurs comportements, qui vont bien au-delà du panoptique de Bentham…