La Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a rendu sa décision dans la célèbre affaire Avotins c. Lettonie (CEDH, 23 mai 2016, Req. n° 17502/07). Commentée à deux reprises dans ce blog (M. Barba et nous-même), la décision de chambre (CEDH, 25 février 2014, req. 17502/07) posait question à deux titres : le devenir de la présomption d’équivalence dont bénéficie l’UE et le jeu de la CEDH dans un mécanisme de reconnaissance mutuelle défini par l’UE.
Dans son arrêt de Grande Chambre, la Cour réaffirme l’existence d’une présomption d’équivalence mais pose de manière précise les conditions d’une remise en cause possible du mécanisme de reconnaissance mutuelle. Le calme qui couve la tempête en somme !
Rappelons, en quelques mots, le contexte de cette affaire. M. Avotins reproche à la justice Lettone d’avoir reconnu et exécuté un jugement civil chypriote rendu par défaut, sans qu’il ait été informé du déroulement de la procédure. La décision chypriote a été reçue dans le système juridique letton par application du Règlement de Bruxelles 1 dans sa version applicable à l’époque (Règlement (CE) no 44/2001 du Conseil de l’Union européenne du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale).
Cette affaire pose la question toute particulière du respect du droit au procès équitable au stade, non de l’instance directe, mais de l’instance indirecte où le juge requis n’est pas en situation de réviser le jugement étranger mais seulement de contrôler que ce dernier peut être valablement reconnu et exécuté sur le territoire national (pt. 97). Elle s’inscrit dans la lignée des rares cas où la CEDH (on a notamment en tête la célèbre jurisprudence Pellegrini c. Italie, no 30882/96) a eu à connaître de situations du contentieux civil international ordinairement appréhendé par la discipline du droit international privé.
Cette affaire a suscité devant la Grande chambre de la CEDH, deux grands développements juridiques : le devenir de la présomption d’équivalence dont bénéficie l’UE et le jeu de la CEDH dans un mécanisme de reconnaissance mutuelle défini par l’UE.
Le devenir de la présomption d’équivalence
Les rapports entre le système juridique de l’Union européenne et le système juridique de la Convention européenne des droits de l’homme reposent, depuis une jurisprudence célèbre (Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], no 45036/98), sur une présomption simple d’équivalence.
La CEDH rappelle, dans sa décision Avotins, l’origine de cette présomption et réaffirme son caractère actuel : « La Cour a jugé, […], que la protection des droits fondamentaux assurée par l’ordre juridique de l’Union européenne était en principe équivalente à celle assurée par la Convention. Pour parvenir à cette conclusion, elle a constaté, premièrement, que l’Union européenne offrait une protection équivalente à celle de la Convention sur le plan des garanties substantielles, relevant à cet égard que, déjà à l’époque des faits, le respect des droits fondamentaux était une condition de légalité des actes communautaires, et que la CJUE se référait largement aux dispositions de la Convention et à la jurisprudence de Strasbourg lorsqu’elle procédait à son appréciation […]. Ce constat vaut a fortiori depuis le 1er décembre 2009, date à laquelle est entré en vigueur l’article 6 modifié du Traité sur l’Union européenne, qui confère à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne la même valeur que les traités et qui prévoit que les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l’Union européenne en tant que principes généraux […]. La Cour a conclu à l’équivalence de la protection substantielle accordée par le droit de l’Union en tenant compte des dispositions de l’article 52 § 3 de la Charte des droits fondamentaux, aux termes duquel, dans la mesure où les droits de la Charte correspondent à ceux qui sont garantis par la Convention, leur sens et leur portée sont les mêmes, sans préjudice de la possibilité pour le droit de l’Union d’accorder une protection plus étendue […]. Appelée à vérifier si, dans l’affaire dont elle est saisie, elle peut toujours considérer que la protection accordée par le droit de l’Union est équivalente à celle accordée par la Convention, la Cour est d’autant plus attentive au respect de la règle énoncée à l’article 52 § 3 de la Charte des droits fondamentaux que l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne […] a donné à cette charte la même valeur juridique que celle des traités. Deuxièmement, la Cour a reconnu que le mécanisme de contrôle du respect des droits fondamentaux prévu par le droit de l’Union européenne accorde lui aussi, lorsqu’il a pu déployer l’intégralité de ses potentialités, une protection comparable à celle qu’offre la Convention […] » (pts. 102 à 104).
Cette réaffirmation du principe d’équivalence était attendue.
Après que la CJUE a refermé la porte de l’adhésion de l’UE à la Convention européenne des droits de l’homme (Avis avis 2/2013 rendu le 18 déc. 2014 par la Cour de justice), nous nous étions interrogés, en effet, sur la pérennité d’une jurisprudence Bosphorus (préc.) par laquelle la CEDH s’est ouverte aux particularités du système de l’UE et aux obligations qu’il fait peser sur les Etats membres, tous partie à la Convention européenne des droits de l’homme.
Avec la décision Avotins, on observe que cette pérennité n’est pas remise en cause.
La guerre des juges CJUE et CEDH n’a pas eu lieu !
Le jeu de la CEDH dans un mécanisme de reconnaissance mutuelle
La présomption d’équivalence posée par la jurisprudence Bosphorus n’est pas, on le sait, absolue. Elle peut être renversée « si la protection des droits garantis par la Convention est entachée […] d’une insuffisance manifeste […], auquel cas le respect de la Convention en tant qu’« instrument constitutionnel de l’ordre public européen » dans le domaine des droits de l’homme l’emporterait sur l’intérêt de la coopération internationale » (pt. 112).
La CEDH va analyser la situation dans le contexte particulier du Règlement de Bruxelles applicable à la cause (44/2001/CE, préc.) et qui institue, par son mécanisme de reconnaissance des décisions étrangères, une coopération très étroite entre les Etats membres de l’UE.
C’est incontestablement le passage le plus intéressant de l’arrêt. Au-delà du cas d’espèce, la CEDH se livre, en effet, à une analyse fine et approfondie du dispositif de reconnaissance mutuelle sur lequel repose au sein de l’Union européenne le mécanisme de reconnaissance des jugements étrangers.
On peut lire, notamment, que « lorsque les juridictions des États qui sont à la fois parties à la Convention et membres de l’Union européenne sont appelées à appliquer un mécanisme de reconnaissance mutuelle établi par le droit de l’Union, c’est en l’absence de toute insuffisance manifeste des droits protégés par la Convention qu’elles donnent à ce mécanisme son plein effet. En revanche, s’il leur est soumis un grief sérieux et étayé dans le cadre duquel il est allégué que l’on se trouve en présence d’une insuffisance manifeste de protection d’un droit garanti par la Convention et que le droit de l’Union européenne ne permet pas de remédier à cette insuffisance, elles ne peuvent renoncer à examiner ce grief au seul motif qu’elles appliquent le droit de l’Union » (pt. 116).
Concrètement, cela veut dire que les dispositifs de l’Union européenne, et ils sont assez nombreux (autres mécanismes de reconnaissance des jugements étrangers, procédures d’exécution européenne, mandat d’arrêt européen), qui limitent à des hypothèses étroites l’invocation du respect des droits fondamentaux doivent être tenu en échec, dès lors que l’on est en présence « d’une insuffisance manifeste de protection d’un droit garanti par la Convention et que le droit de l’Union européenne ne permet pas de remédier à cette insuffisance » (préc.).
En l’espèce, la Cour va considérer que ce n’est pas le cas (pts 117 à 125). Par un jeu de quasi-substitution de motifs (la motivation du juge letton étant insuffisante sur ce point, voir pts. 121 et 122 de l’arrêt), elle estime que le défendeur défaillant à l’instance principale aurait pu valablement exercer une voie de recours contre le jugement rendu par défaut dans le pays d’origine. En se privant de cette voie de contestation, il s’est placé lui-même dans une situation qu’il ne saurait opposer au nom du droit à un procès équitable au juge de l’exequatur.
Mais le message est clair. Le cas se présentera un jour, sans doute dans des circonstances improbables (les grands cas du droit sont souvent les cas les plus improbables…), où le dispositif de reconnaissance mutuelle défini par l’un quelconque des instruments de l’Union européenne devra céder le pas devant un impératif de protection des droits fondamentaux.
En attendant cette hypothèse, l’affaire est entendue. La CEDH considère que dans les conditions strictes définies par sa jurisprudence, l’Union européenne offre un contexte de protection des droits fondamentaux équivalent au sien. L’affaire ayant été traitée au niveau de l’Union européenne par le juge letton, la CEDH considère qu’elle n’a pas, en l’espèce, à y revenir.
Mais que l’on y prenne garde : le calme couve (toujours) une possible tempête !