La semaine dernière, la procédure de nomination de Sir Julian King en tant que nouveau commissaire en charge de la « sécurité de l’Union » a franchi l’obstacle de l’audition au Parlement européen. Par une large majorité de 394 membres pour contre 161 voix, le Parlement, qui est consulté en cas de démission d’un commissaire en vertu de l’article 246 TFUE, a donné son aval. Le 19 septembre 2016, le Conseil, en accord avec le président de la Commission, a donc nommé Sir Julian King, en remplacement de Jonathan Hill qui avait démissionné le 25 juin, ce pour la durée du mandat de la Commission restant à courir, c’est-à-dire jusqu’au 31 octobre 2019.
Auparavant, le 12 septembre, les trois heures d’audition du futur commissaire devant la Commission Libe ont été l’occasion de réfléchir à la nature et à la signification de ce choix pour le bon fonctionnement de l’Espace de liberté, sécurité et justice de l’Union européenne.
1. L’audition devant la Commission Libe
« A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire », la citation du Cid vaut particulièrement en matière européenne. Il était facile de deviner que l’avis des coordinateurs politiques de la Commission Libe serait positif. Les échanges par écrit de questions/réponses diverses recoupaient en effet l’attitude largement positive des principaux groupes politiques du Parlement. Le détail de l’audition permet cependant de comprendre le climat dans lequel elle s’est déroulée (pour les documents de référence et la webstream de l’audience, voir ici et ici ).
L’habileté du candidat, d’abord, toute diplomatique, a été saluée par tous. Ambassadeur en poste à Paris, ayant travaillé à la représentation permanente britannique et dirigé un cabinet de commissaire, sa connaissance des dossiers de l’Union est évidente et incontestable. Il a donc eu beau jeu de séduire, en esquivant les questions délicates relatives au Brexit ou à l’accord PNR avec le Canada tout en assumant ses convictions pro-européennes : « j’ai plaidé résolument en faveur de la position du gouvernement britannique durant la campagne référendaire. J’ai toujours été fier d’être britannique et fier d’être européen, et je n’y vois aucune contradiction. Mais le 23 juin, une majorité de mes compatriotes ont décidé qu’ils voulaient quitter l’Union et nous devons respecter ce choix ».
Sur le fond et sans surprise ici non plus, dans sa déclaration d’ouverture à l’audition Sir Julian King a présenté huit points qui sont en fait un mantra récurrent des diverses communications de la Commission relatives à la sécurité intérieure, des positions du Conseil européen et des rapports du coordinateur de la lutte antiterroriste.
Donc, peu de choses nouvelles en définitive si ce n’est une référence intéressante à l’article 4 du traité sur l’Union, qui fut modifié à la dernière minute pour prendre en compte une ligne rouge du gouvernement britannique dans la négociation sur le traité. Pour Julian King, « in today’s world, security of one Member State is the security of all. Article 4 of the Treaty is clear: national security remains the sole responsibility of Member States. But they cannot address alone threats which are transnational ». Implicitement, l’intervention de l’Union en matière sécuritaire est ici légitimée …
Approfondir ce débat aurait sans aucun doute été instructif afin de mieux cerner le contenu réel de la déclaration du futur commissaire, de deviner sa vision de la « sécurité nationale » et dans quelles conditions une menace peut donc être considéré comme « transnationale», légitimant éventuellement une intervention de l’UE. On sait à cet égard que le coordinateur de la lutte antiterroriste a souvent insisté pour distinguer ce qui relève du « national » et de « l’interne », qui ne sont pas synonymes. D’un côté, la « sécurité intérieure » pourrait être un domaine de « compétence partagée » qui, en cas de menace transnationale, peut justifier et même exiger une intervention de l’Union « dans les domaines de criminalité particulièrement grave ayant une dimension transfrontière résultant du caractère ou des incidences de ces infractions ou d’un besoin particulier de les combattre sur une base commune » visés par l’article 83 TFUE. De l’autre côté, la « sécurité nationale » est plutôt jusqu’à présent un concept beaucoup plus limité, axé sur la protection de l’Etat lui-même et justifiant de ses services de renseignement.
La commission LIBE connaît bien ces concepts, le Royaume Uni n’ayant pas hésité à invoquer la « sécurité nationale » (et non sa « sécurité intérieure ») pour justifier dans les années 2000 sa participation à Echelon ou, plus récemment, l’activité de la NSA au Royaume-Uni comme dénoncé par Edward Snowden.
Au delà, le propos du candidat ne s’est guère écarté des orientations dessinées dans la Communication de la Commission relative à la mise en œuvre du programme européen de sécurité (COM (2016) 230) et il demeure donc très convenu, à quelques remarques près. On notera cependant, à propos du PNR, l’opinion ouvertement critique du futur commissaire faisant état de la capacité de seulement 2 ou 3 Etats membres à établir les PIU (Passenger Information Unit) indispensables au fonctionnement du système …
Sur ces bases, prendre du recul par rapport à l’aspect procédural de cette nomination conduit à s’interroger sur la portée d’une telle nomination.
2. La nomination d’un commissaire britannique à la Sécurité intérieure de l’Union
Deux questions surgissent immédiatement à l’esprit : existe-t-il aujourd’hui une nécessité de procéder à une telle nomination et, si oui et de façon un plus malicieuse, le choix d’un ressortissant britannique était-il le plus adapté, dans le contexte actuel ?
1. L’encombrement du domaine institutionnel de la sécurité
Les questions de sécurité intérieure sont déjà largement couverts au plan institutionnel dans l’Union, comme l’audition de Sir Julian King le démontre aisément.
Au sein de la Commission, tout d’abord, puisque, malgré le découpage actuel discutable des porte-feuilles en deux grands domaines, Justice /Affaires intérieures qui amalgame malheureusement les questions migratoires et sécuritaires, le président a jugé utile d’en consacrer un troisième, largement entendu et sans que sa lettre de mission clarifie beaucoup les choses .
Aujourd’hui, on peut ainsi recenser sur ce champ : le premier vice-président Timmermans (en charge de la coordination des politiques sécuritaires européennes au regard des droits fondamentaux), le Haut Représentant et vice présidente de la Commission, Federica Mogherini ( en charge de la sécurité extérieure et de la défense), le commissaire Avramopoulos titulaire du portefeuille « Affaires intérieures » comportant notamment la lutte contre le terrorisme et la coopération policière) et, last but not least, la commissaire Jourová en charge de la coopération judiciaire en matière pénale dont nul ne semble beaucoup se préoccuper aujourd’hui …
Comme si l’embouteillage n’était pas suffisant, il faut ajouter à ce constat la place prépondérante des Conseils JAI et, dans une moindre mesure Affaires étrangères, ainsi que, surtout, le rôle particulier réservé au coordinateur de l’UE pour la lutte contre le terrorisme depuis les attentats de Madrid. A n’en pas douter, le mandat du nouveau commissaire recoupe le champ d’activité de ce coordinateur, rattaché à l’autre branche de l’exécutif. Pour faire un compte exact de l’encombrement, on mesurera la schizophrénie du système en rappelant le rôle d’impulsion dévolu au Conseil européen et les prétentions de son Président actuel à exercer cette fonction d’initiative.
Dans ces conditions, il aurait pu être judicieux de s’interroger sur la valeur ajoutée réelle d’une telle superposition de responsabilités. On aurait ainsi pu imaginer de confier aux parlements, européen et nationaux, le soin d’évaluer l’intérêt d’une nouvelle figure institutionnelle, sur la base de l’expérience et d’une analyse des faiblesses de la politique anti-terroriste de l’UE sur le terrain. Si, récemment, EUROPOL s’était avancé à soutenir une telle évaluation, aucune voix en revanche ne s’est élevée dans l’Union ou les Etats membres pour la réclamer. Le bilan de l’Union en matière de lutte anti-terroriste ne justifierait-il pas qu’elle se livre à un exercice que le Congrès des États-Unis a immédiatement lancé, dans des circonstances similaires, après le 11 Septembre ? Est-il vraiment inutile de vouloir tirer les leçons des échecs du passé immédiat ?
L’articulation de l’intervention des différents protagonistes en matière de sécurité intérieure demeure donc une question posée ouvertement. Elle pourrait se focaliser autour de la place que les Etats membres et le Haut représentant accepteront ou pas de consentir à Sir Julian King dans le train de la lutte contre le crime, celle de la locomotive ou du wagon de queue. En particulier sur le front extérieur où l’on sait que l’essentiel des enjeux de la sécurité intérieure de l’Union se dessine et se joue en pratique. La lecture de la lettre de mission adressée par le président de la Commission n’aide guère à y répondre pas davantage que le site, toujours exclusivement anglophone, du portefeuille Home Affairs de la Commission : Sir King y figure désormais en médaillon avec l’actuel titulaire Dimitris Avramopoulos…
Un défi de taille attend pourtant le nouveau commissaire à « la sécurité de l’Union », celui de la gestion des « l’agenciarisation » des politiques sécuritaires, dont les composantes interviennent à des titres divers, d’Europol et Eurojust à Eurosur et Frontex nouvelle version. Ce n’est un secret pour personne que le succès croissant de ces organismes repose en partie sur le fait que, grâce à eux, les États membres ont été en mesure de construire des circuits administratifs parallèles, sans contrainte excessive ni contrôle réel par le Comite pour la Sécurite intérieure (COSI) ou les parlements européens et nationaux, sans parler de leurs propres ministres.
L’absence de leadership fort de la Commission l’explique largement, dans le contexte d’une « lisbonnisation » de ces outils encore particulièrement en retard. On sait aussi que l’argument classique de l ‘ « indépendance » de ces agences masque en réalité l’omniprésence des Etats membres dans leurs conseils d’administration. D’où une forte tendance dans ces agences JAI à développer avec succès la « décision politique » dont la Commission se désintéresse au lieu d’en rester à un rôle, plus simple mais correspondant aux traités, de « mise en œuvre de la politique », comme il se doit dans une Union européenne régie par la primauté du droit et par les principes démocratiques.
Quoi qu’il en soit, au total, il ne sera pas facile pour ce nouvel acteur de trouver son chemin au cœur de ce paysage encombré même si l’histoire récente nous a malheureusement enseigné que, en cas d’attentat terroriste, la scène se vide et que personne ne se précipite plus devant les caméras ou dans les enceintes parlementaires pour expliquer que rien n’avait été prévu et pour quelles raisons nul ne s’en sent responsable…
2. Un commissaire britannique à la sécurité
Quoi que l’on enseigne dans les Facultés de droit sur l’indépendance des commissaires et la rupture de leurs liens avec leurs Etats d’origine comme avec le monde socio-professionnel, les choses sont un peu plus complexes que les affirmations de principe. L’actualité le démontre aujourd’hui amèrement à la Commission. Le contexte du Brexit autorise donc à s’interroger sur l’opportunité de confier ce nouveau porte-feuille à un ressortissant britannique, notamment parce que la durée indispensable à l’installation d’un tel poste lui fera inévitablement défaut, dans la perspective d’un départ britannique futur.
La question ne touche en rien, évidemment, aux compétences personnelles du nouveau titulaire qui sont aussi manifestes que ses qualités humaines, ce dont témoigne la lecture de son audition. Pas davantage que ne se pose celle de la légitimité de la présence d’un commissaire britannique au sein de l’exécutif communautaire, jusqu’au retrait effectif du Royaume Uni. Bien au contraire. Elle repose simplement sur un constat objectif, relevant de la science administrative et trop éclatant pour s’expliquer uniquement par une coïncidence : l’espace de liberté, sécurité et justice a une forte, le mot est faible, tradition de présence et d’influence des hauts fonctionnaires britanniques, aussi inexplicable soit-elle quant on sait l’opposition résolue de leur Etat d’origine à la construction de cet espace. Qui plus est à des moments clés de cette construction.
De Sir Fortescue à la fin des années quatre vingt dix à Jonathan Faull au début des années 2000, de la direction d’Eurojust à celle d’Europol, le moins que l’on puisse en dire est que, pour un Etat en situation d’opt-out répété, son influence a été omniprésente … Sûrement faut-il d’ailleurs voir là une coïncidence regrettable dans le fait que, Europol mis à part, ce ne sont pas les années où le dynamisme et la clarté ont caractérisé l’action de l’Union … En d’autres termes, la réticence devant l’action législative et les schémas d’intégration n’était pas simplement une question de culture, donnant la priorité à l’action opérationnelle pour éviter de s’engager au plan européen. Elle marquait aussi une préférence à peine dissimulée pour l’intergouvernementalisme et, en fin de compte, les Etats étant incapables de décider efficacement, pour l’immobilisme. Il est permis de s’étonner que la Commission ait été contaminée par ce virus.
Trop visible pour être innocente, cette stratégie va buter dans les prochains mois sur un double obstacle. Juridique d’abord, avec l’obligation, enfin, d’assumer la pleine entrée en vigueur du traité et de sa Charte des droits fondamentaux et l’expiration en 2015 d’une période de transition qui a d’ailleurs vu le Royaume Uni exercer un « opt-in/opt-out » préfigurant la situation actuelle… Factuel ensuite, la vague terroriste et la crainte grandissante des opinions publiques interdisant que cette politique de l’encéphalogramme plat à la Commission puisse durer.
Le défi du nouveau commissaire devrait donc être d’élever l’ambition de l’Union dans ce domaine. Deux dossiers permettront de tester sa réelle détermination.
Celui de l’évaluation, d’abord, qui fait cruellement défaut aujourd’hui, évaluation de ce qui n’a pas fonctionné dans la politique de lutte contre le terrorisme, non seulement au niveau européen mais au niveau national. Ce n’est qu’après une analyse sérieuse, totalement absente de la directive antiterroriste actuellement sur la table des institutions, qu’il sera possible de crédibiliser et de renouveler le cadre législatif de la coopération judiciaire en matière pénale et policière. Y compris en s’aventurant sur le terrain de la mise en cause des Etats membres défaillants.
Celui d’une proposition emblématique, ensuite, celle du futur Parquet européen. Le nouveau commissaire sera-t-il plus allant que son Etat d’origine à ce propos, par exemple en s’inscrivant dans la lettre et l’esprit de l’article 86 TFUE, c’est-à-dire en poussant à élargir le champ des compétences de ce Parquet à la criminalité transnationale, à donner sa véritable place à Eurojust et à accepter que le rôle d’Europe en subisse les conséquences ?
Wait and see …