Ce début d’année 2017 est décisif pour la construction européenne. En mars 2017, le Royaume-Uni devrait vraisemblablement notifier sa décision de quitter une Union censée fêter au même moment les 60 ans d’efforts inédits pour regrouper des peuples et des Etats au sein d’une communauté pacifique et prospère. Si l’on peut craindre que le sommet qui sera organisé à Rome ne soit pas à la hauteur des défis auxquels est confrontée l’Union européenne, celle-ci a su trouver au quotidien certaines occasions de réaffirmer ses valeurs fondamentales, y compris à l’égard d’Etats ayant décidé de ne participer qu’à certains aspects de cette unification. En témoignent les négociations consécutives au référendum « Contre l’immigration de masse » du 9 février 2014 en Suisse, Etat avec lequel l’UE entretient une relation aussi étroite que singulière.
Petit retour sur une relation particulière : la relation Suisse-UE
Lorsque les premières Communautés sont mises en place, la Suisse préfère, à l’instar du Royaume‑Uni, l’option initialement concurrente et plus souple de la simple coopération, offerte par l’Association européenne de libre-échange (AELE, ou EFTA selon son acronyme anglais) créée en 1960. Néanmoins, cette division ne reste pas figée : tandis que certains Etats, y compris l’emblématique Royaume-Uni, adhèrent aux CEE, les liens entre les membres de l’AELE restants et ceux de la CEE se renforcent. Et, notons-le dès à présent : ils se renforcent par des accords bilatéraux ou multilatéraux qui reprennent, dans bien des domaines, le droit établi entre les Etats membres des Communautés. Sont ainsi conclus divers accords de libre-échange en 1972 mais encore la Convention de Lugano en 1988.
L’année 1992 marque un tournant dans les relations entre les membres de l’AELE et ceux de l’Union européenne créée par le Traité de Maastricht. En mai 1992 est signé – non sans difficulté compte tenu du premier avis négatif de la Cour de justice –, l’accord de Porto établissant un Espace économique européen (EEE ou EEA selon son acronyme anglais). Dans le même temps, la Suisse dépose une demande d’ouverture de négociations en vue de son adhésion à l’Union européenne. Or, le 6 décembre 1992, le peuple et les cantons suisses refusent de ratifier l’accord EEE. S’ensuivent un certain nombre de difficultés tant en ce qui concerne l’accession à l’EEE du Liechtenstein lié à la Confédération par une union douanière, qu’en ce qui concerne les futures relations de la Suisse avec l’Union européenne. L’option de l’adhésion est alors – provisoirement pense-t-on encore – gelée, et les discussions s’orientent vers des accords bilatéraux qui seraient moins intégratifs que l’accord EEE.
Afin de limiter le « pick and choose » de cette approche et garantir que les discussions avancent dans les domaines d’intérêt de la Suisse comme de l’UE, cette dernière impose un « parallélisme des négociations ». Celles-ci n’en demeurent pas moins complexes, et là encore perturbées par des votations en Suisse dont l’initiative populaire sur le « Transit alpin ». Finalement, en 1999, sont conclus un paquet de sept accords sectoriels, qui couvrent le domaine des transports terrestres et aériens, la coopération scientifique ou encore, la libre circulation des personnes. L’accord de libre circulation des personnes (ALCP) conclu entre la Suisse d’une part, la Communauté et ses Etats membres d’autre part, entre en vigueur en 2002. Il est lié aux autres accords par une « clause guillotine » qui prévoit la cessation de l’ensemble des accords si l’un d’eux venait à être dénoncé, cette disposition étant destinée à garantir l’équilibre des droits et obligations consentis entre ces différents accords. En 2004, un nouveau paquet de neuf accords dits « bilatéraux II » poursuit la collaboration entre la Suisse et l’Union européenne dans les domaines de la fiscalité, la lutte contre la fraude, l’audiovisuel, l’environnement, mais encore l’immigration et la coopération policière et judiciaire en matière pénale. Dans ce nouveau paquet, les accords d’association de la Suisse à Schengen et Dublin, construits sur le modèle des accords d’association de l’Islande et la Norvège, sont liés par une nouvelle clause guillotine.
Depuis, des négociations se sont engagées en vue d’étendre la coopération à de nouveaux domaines ou de renouveler la participation de la Suisse à des programmes de l’UE. Ont ainsi été conclus des accords variés relatifs à la coopération en matière douanière, à la participation de la Suisse à des missions PESC, ou encore au programme Erasmus. Sont encore menées des discussions sur l’électricité, l’agriculture, la sécurité alimentaire, l’audiovisuel (la Suisse souhaitant intégrer le programme Europe Creative qui englobe le sous-programme MEDIA), la coopération policière transfrontalière (la Suisse souhaitant notamment participer au cadre « Prüm »)…
Ce mouvement de renforcement de la coopération n’a cependant rien d’un « long fleuve tranquille ».
D’abord, parce qu’il suppose une homogénéité du droit applicable qui n’est, en l’absence d’un juge supranational commun, qu’imparfaitement garantie. C’est compte tenu du maintien de cette approche bilatérale mais partiellement intégrative, que l’Union européenne a souhaité que sa relation avec la Suisse franchisse un seuil qualitatif comparable à celui réalisé avec les autres Etats de l’AELE dans le cadre de l’EEE. Les négociations, formellement ouvertes en 2014, visent à renforcer les dispositions « institutionnelles » destinées à garantir le maintien dans le temps de l’homogénéité des règles applicables entre la Suisse et l’UE, règles qui sont largement communes avec celles établies entre les Etats membres de l’UE. Parvenir à une solution qui garantirait l’homogénéité du droit tout en préservant au maximum l’autonomie de la Suisse et de l’Union européenne est un défi qui met largement à l’épreuve l’imagination si souvent relevée des juristes et négociateurs politiques…
Ensuite, l’efficacité de la voie bilatérale repose largement sur une action… unilatérale du législateur fédéral suisse. Dans bien des cas, celui-ci s’adapte spontanément au droit de l’UE et facilite ainsi la reconnaissance conventionnelle de l’équivalence des législations. De même, la Suisse, partiellement intégrée au marché intérieur via les différents accords sectoriels, contribue de manière autonome à la diminution des disparités économiques et sociales dans l’UE élargie. On relèvera encore que, lorsque les accords ne sont pas renouvelés au moment où débutent les nouveaux programmes de l’UE, la Suisse élabore des solutions compensatrices, notamment sur le plan financier, comme elle l’a fait pour les programmes Horizon 2020 et pour Erasmus +, débutés en janvier 2014. Destinées à être des dispositions transitoires, de telles mesures unilatérales peuvent se voir prolongées, la conclusion d’un accord renouvelant la participation de la Suisse à des programmes pouvant s’avérer particulièrement difficile.
En effet, et enfin, au-delà de l’aléa inhérent à toute négociation politique d’un accord, la relation Suisse‑UE avance à « dents de scie », au gré des initiatives populaires qui viennent perturber tant la mise en œuvre des accords existants que la conclusion des accords en cours de discussions. L’initiative « Contre l’immigration de masse », déposée en février 2012, illustre de manière topique ce manque de stabilité juridique dans la relation Suisse-UE.
L’initiative « Contre l’immigration de masse » et ses effets dans la relation Suisse-UE
Alors que le Conseil fédéral et l’Assemblée fédérale en avaient recommandé le rejet, le 9 février 2014, 50,3% des électeurs suisses et douze cantons et cinq demi-cantons acceptent l’initiative populaire « Contre l’immigration de masse ». Ce résultat a eu pour effet d’introduire dans la Constitution suisse, un nouvel article 121 a, « Gestion de l’immigration » :
- La Suisse gère de manière autonome l’immigration des étrangers.
- Le nombre des autorisations délivrées pour le séjour des étrangers en Suisse est limité par des plafonds et des contingents annuels. Les plafonds valent pour toutes les autorisations délivrées en vertu du droit des étrangers, domaine de l’asile inclus. Le droit au séjour durable, au regroupement familial et aux prestations sociales peut être limité […]
Or, dans la mesure où cette disposition relative aux « étrangers » inclurait les ressortissants de l’Union européenne, elle est contraire au principe d’égalité de traitement et au droit d’accès et d’exercice d’une activité salariée et non salariée posés par l’ALCP. Cette incompatibilité, relevée tant par le Conseil fédéral que par la doctrine (v. ici pour un avis de droit), ne pouvait être résorbée que de deux façons : par une mise en œuvre de la disposition constitutionnelle qui réserve le cas des ressortissants de l’UE, ou par une renégociation de l’ALCP.
C’est dans cette seconde option que s’engage initialement le Conseil fédéral suisse, comme l’y invitaient les dispositions constitutionnelles transitoires (posées à l’article 197.11) : « Les traités internationaux contraires à l’art. 121a doivent être renégociés et adaptés dans un délai de trois ans à compter de l’acceptation dudit article par le peuple et les cantons ». Le Conseil fédéral suisse a ainsi adressé une demande de renégociation à l’UE. En outre, alors qu’un Protocole à l’ALCP (le Protocole III) avait été paraphé le 15 juillet 2013 afin de tenir compte de l’adhésion de la Croatie, le Conseil fédéral suisse a suspendu son processus de signature et de ratification, conformément au paragraphe 4 du nouvel article 121 a qui prévoit qu’ « Aucun traité international contraire au présent article ne sera conclu ». Afin de limiter les effets de cette décision, la Suisse a décidé d’appliquer de manière unilatérale les dispositions prévues en faveur des ressortissants croates par ce Protocole III.
La réponse de l’Union européenne, n’en déplaisent aux feintes incompréhensions populistes, ne manquait certainement pas de logique. La Haute représentante comme le Conseil de l’UE ont marqué leur désaccord à une remise en cause du régime conventionnel de libre circulation des personnes, considéré comme la colonne vertébrale de la relation de l’UE avec la Suisse. Cela signifie que la Suisse ne peut pas, du point de vue de l’ordre juridique international, invoquer son droit interne – fusse-t-il constitutionnel – pour justifier la non-exécution des obligations conventionnelles. De même, la Suisse ne peut-elle pas juridiquement imposer à l’Union européenne une modification de l’accord destinée à s’adapter à son nouveau droit interne – fusse-t-il, là encore, constitutionnel. S’il faut être deux pour faire un accord, il faut en principe encore être deux pour le modifier, sauf à se retirer complètement de l’accord, hypothèse qui en l’espèce aurait conduit à l’application de la clause guillotine et la cessation des autres accords bilatéraux I.
De même, l’Union européenne a suspendu les négociations relatives au renouvellement de la participation de la Suisse à certains programmes, notamment Erasmus + ou Horizon 2020. Il faut dire que la votation du 9 février 2014 est intervenue un mois après le début desdits programmes, à une période où l’on s’attendait à ce que soient réglés les derniers détails en vue de l’inclusion de la Suisse. Celle-ci participait déjà aux programmes antérieurs et tout laissait alors à croire que cette participation ne soulèverait pas de difficultés majeures. Pourtant, là aussi, rien d’illogique dans cette hésitation à prolonger une collaboration lorsqu’un partenaire annonce souhaiter mettre en fin au régime existant.
Rien d’illogique certes. Mais rien de satisfaisant pour de nombreux suisses et européens non plus. L’incertitude générée à la fois par la votation suisse et la réaction de l’UE n’est pas qu’un problème juridique de rapports de systèmes. Elle affecte la situation de milliers d’individus, en Suisse comme dans l’Union européenne : les frontaliers qui ne savent pas s’ils seront autorisés à travailler, les familles qui se demandent si elles pourront être réunies, les chercheurs incertains de leur place dans des projets pluriannuels, les étudiants qui doutent de leur participation à un programme d’échange, ou encore les ressortissants croates dont le sort est suspendu à une concession unilatérale suisse. L’Union européenne et la Suisse ont alors rétablit un dialogue constructif et, à force de stratégie et de volonté, de la clarté semble émerger de cet imbroglio juridico-politique.
Les négociations ultérieures : vers une normalisation des relations ?
L’Union européenne a accepté de reprendre les discussions relatives à la participation de la Suisse à ses programmes de coopération scientifique pour la période 2014-2020. Mais les négociateurs de l’UE n’ont pas perdu de vue deux principes politiques majeurs : la libre circulation des personnes est le cœur de la relation entre la Suisse et l’Union européenne, laquelle forme un ensemble dans lequel ne saurait perdurer un traitement discriminatoire à l’égard de l’un de ses membres. Deux dispositions juridiques traduisent cette volonté dans l’accord, conclu en décembre 2014. D’une part, est insérée la fameuse – et désormais systématique ? – clause guillotine : si l’ALCP est dénoncé, l’accord de coopération scientifique cesserait de s’appliquer à la même date (art. 13, par. 4). D’autre part, l’accord ne prévoit qu’une participation partielle et provisoire de la Suisse à Horizon 2020. Autrement dit, les chercheurs suisses restent considérés comme des chercheurs d’un Etat tiers à l’égard de certains piliers du programme Horizon 2020, et même pour les volets qui leur sont pleinement ouverts, leur participation n’est pas garantie jusqu’à l’échéance du programme. La participation de la Suisse à l’ensemble du programme est subordonnée à la survenance d’une condition à une date butoir : « la ratification par la Suisse du protocole sur l’extension [de l’ALCP] à la Croatie, au plus tard le 9 février 2017 » (art. 13, par. 6). Le choix de cette date n’avait rien du hasard : date limite imposée par la Constitution suisse pour mettre en œuvre l’article 121a., le 9 février 2017 devenait aussi une date de lisibilité de la position des autorités suisses à l’égard de l’ALCP.
Ce n’est que peu de temps avant la date limite, en décembre 2016, que la Suisse a formellement précisé sa position. Il faut dire que la votation britannique du 23 juin 2016 n’a – jusqu’ici du moins – pas été particulièrement favorable à la Suisse. En effet, depuis février 2015, l’Union européenne semblait avoir assoupli sa position à l’égard d’une adaptation de l’ALCP, une quinzaine de rencontres ayant été organisées dans cette optique, y compris au sein du comité mixte ALCP. Or, les discussions sur le retrait du Royaume-Uni ont fortement accaparé l’attention de l’Union. Par conséquent, « Après la votation du Royaume-Uni sur la sortie de l’UE (Brexit), il s’est avéré qu’il n’était guère possible de faire aboutir dans un proche avenir les négociations menées avec l’UE sur une modification de l’ALCP » (rapport du Conseil fédéral, p.11). Le referendum britannique a donc éloigné la perspective d’une solution concertée avec l’Union européenne. L’incompatibilité entre la disposition constitutionnelle suisse et l’ALCP ne pouvait donc pas être levée par une modification de l’ALCP avant le 9 février 2017.
La solution résidait donc, sauf à remodifier la Constitution suisse elle-même, dans sa législation de mise en œuvre. C’est donc au législateur suisse qu’il incombait de se prononcer sur le respect de l’ALCP, mais aussi sur son extension à la Croatie (la ratification du Protocole III finalement signé en mai 2016, étant subordonnée à l’existence d’une solution euro-compatible), et par conséquent sur la cessation ou l’application complète de l’accord de coopération scientifique !
S’éloignant du projet du Conseil fédéral qui préconisait une lecture stricte de la Constitution suisse, l’Assemblée fédérale a adopté, le 16 décembre 2016, une législation considérée comme compatible avec l’ALCP, qui renonce à fixer des contingents pour les ressortissants d’États membres de l’UE. Le même jour, le Protocole III d’extension de l’ALCP était ratifié et le 1er janvier 2017, la Suisse intégrait pleinement Horizon 2020. Au 9 février 2017, la Suisse avait marqué son attachement à l’ALCP et sa relation actuelle avec l’Union européenne.
Le 9 février 2017 est-il pour autant la date de la fin des difficultés ? La prudence s’impose certainement. D’abord parce que l’épisode « Contre l’immigration de masse » n’est pas complètement clos : une nouvelle initiative, visant cette fois l’abrogation de l’article 121a, a abouti en novembre 2015 (l’initiative « Rasa », « Sortons de l’impasse ! Renonçons à rétablir des contingents d’immigration »). L’idée étant de lever l’incompatibilité entre l’ALCP et l’article 121a de la Constitution suisse, en supprimant cette disposition. Le Conseil fédéral est néanmoins opposé à cette initiative dont il recommande le rejet, au profit d’un contre-projet direct présenté le 1er février 2017. Le Conseil fédéral, qui considère que la législation adoptée en décembre 2016 « ne met pas intégralement en œuvre l’art. 121a Cst » (rapport, p.10), s’estime en effet toujours mandaté pour mettre en œuvre la disposition constitutionnelle du 9 février. En outre, l’épisode « Contre l’immigration de masse » n’était pas la première initiative compliquant la relation Suisse-UE, et ne devrait pas être la dernière, même si des réflexions sont menées depuis plusieurs années en vue de limiter, notamment par une information accrue, les risques d’incompatibilité d’un projet de révision constitutionnelle avec des engagements internationaux existants (rapport de 2010, 2011, 2015). Enfin, nombre de dossiers restent encore en suspens, qu’il s’agisse des complexes négociations sur les questions institutionnelles comme de la question a priori plus simple du dossier Erasmus + : en l’absence d’accord depuis 2014, les dispositions transitoires adoptées par la Suisse finissent par durer…
A l’égard de ces chantiers encore ouverts, la perspective du Brexit devrait de nouveau constituer un terrain fertile à l’imagination des juristes et négociateurs britanniques, suisses et européens, et mettre à l’épreuve la capacité de l’Union européenne d’exprimer une vision politique claire.