Le vote de la résolution du Parlement européen invitant le Conseil à constater l’existence d’un risque clair de violation grave des valeurs de l’Union par la Hongrie, le 12 septembre 2018, était particulièrement attendu. Parce qu’il était une première dans l’histoire de l’Union européenne, bien sûr, mais aussi et surtout parce qu’il s’inscrivait dans un contexte particulièrement lourd pour une Union en proie aux doutes, à la veille du départ de l’un de ses membres comme à celle d’élections parlementaires problématiques.
D’aucuns estimeront que l’adoption de cette résolution parlementaire est un signe d’espoir, une prise de conscience salutaire de dérives devenues inacceptables dans une Communauté de droit. D’autres, anticipant ses suites procédurales vraisemblables devant les Etats membres, ne voient là qu’un coup d’épée dans l’eau d’un processus communautaire dont la désaffection dans les opinions publiques est patente. Tous, en réalité, semblent avoir assimilé que l’arme « nucléaire » dont on aimait qualifier la procédure de l’article 7 du traité n’a guère de portée destructrice et que le mal est profond malgré le souhait majoritaire d’y porter remède.
Cependant, il n’est pas certain que la présentation qui est généralement faite des feuilletons polonais et hongrois au sein de l’Union, depuis leur début, soit le reflet fidèle des enjeux en présence. Ces derniers vont bien au delà du mauvais débat sur le populisme qui gagne les sociétés nationales.
I – De l’usage de la procédure de l’article 7 du traité sur l’Union
Il est à peine besoin de rappeler la signification de l’introduction dans les traités fondateurs d’une procédure visant à sanctionner la transgression par un Etat membre des valeurs sur lesquelles cette Union est fondée et qui guident son action. Au delà du descriptif de son déroulé (1) qui permet de rapidement comprendre le peu de chances de la voir aboutir, son objet (2) et les conditions de son déclenchement (3) au Parlement européen méritent attention.
1. Descriptif
Le mécanisme de l’article 7 TUE est empli de chausses trappes qui justifient leur rappel, étant entendu qu’il se compose de deux phases distinctes, l’une dite « préventive » et l’autre « répressive ». A ce stade, il n’est question que de la première qui vise à s’assurer de la réalité d’un risque de violation grave des droits fondamentaux.
Il convient en effet d’abord de mobiliser un acteur institutionnel : un tiers des Etats membres, la Commission européenne, ou le Parlement européen à la majorité des deux tiers doivent émettre une proposition motivée exprimant leur inquiétude vis-à-vis d’un Etat membre, en direction du Conseil, afin que ce dernier constate la réalité du risque.
A cet égard, la procédure hongroise n’est une première que par la voie parlementaire qu’elle ouvre. Ce constat appellerait d’ailleurs en l’occurrence par lui-même des commentaires spécifiques dans cette crise sur le silence de la « gardienne des traités » qu’est la Commission et sur le pari consistant à s’en remettre à un Parlement à la veille de sa réélection dans le contexte que l’on sait.
En effet, dans un autre cas de figure où l’on remarquera que le PPE n’était pas en cause, le 20 décembre 2017, la Commission a déjà elle-même enclenché la procédure de l’article 7 en adoptant une « proposition relative à la constatation d’un risque clair de violation grave, par la République de Pologne, de l’état de droit » (COM (2017) 835). Le Conseil en est saisi actuellement, indépendamment de procédures d’infractions plus classiques sur la base de divers recours en manquement. En l’espèce, l’inquiétude de la Commission portait principalement sur l’absence de contrôle indépendant et légitime de la constitutionnalité et sur l’indépendance du pouvoir judiciaire. Elle mettait ainsi en avant le fait qu’en deux ans, les autorités polonaises avaient adopté plus de treize actes législatifs ayant des incidences sur la structure du système judiciaire polonais dans son ensemble, avec des effets sur le Tribunal constitutionnel, la Cour suprême, les juridictions de droit commun, le Conseil national de la magistrature, le ministère public et l’École nationale de la magistrature. Ces actes ont pour caractéristique commune de permettre systématiquement au pouvoir exécutif et au pouvoir législatif de s’ingérer politiquement dans la composition, les compétences, la gestion et le fonctionnement du pouvoir judiciaire. Le tout en restant sourds aux démarches effectuées par la Commission dans le cadre dit de l’état de droit.
Ici, à propos de la Hongrie, la critique est plus globale, touchant à de multiples sujets d’inquiétude, malgré les tentatives de l’Etat défendeur pour s’abriter derrière l’alibi de son opposition à la politique migratoire de l’Union européenne.
Le rapport parlementaire Sargentini (A8-2018-0250) est en effet sans pitié pour les autorités hongroises. Il recense plus d’une dizaine de griefs allant du fonctionnement du système constitutionnel et électoral, à l’indépendance de la justice et aux libertés d’expression et de religion en passant par la corruption et les discriminations envers les Roms et les juifs. Il est largement corroboré par les différentes commissions du Parlement européen qui sont associées au rapport de la Commission Libé. L’unanimité est ici de mise, de la commission du contrôle budgétaire à celle de la culture ou du droit de la femme et de l’égalité des genres jusqu’à la commission des affaires constitutionnelles. Cette dernière résume sans doute le mieux l’enjeu : « le concept même de citoyenneté sous-entend une volonté politique claire de respect de l’égalité des individus; souligne que les valeurs et les principes qui fondent l’Union européenne définissent un espace avec lequel chaque citoyen européen peut s’identifier, quelles que soient les différences politiques ou culturelles liées à l’identité nationale; s’inquiète de l’utilisation publique d’idées nationalistes émanant de dirigeants du pays, qui reposent sur des identités exclusives ».
Ce n’est qu’après cette saisine que la procédure est susceptible ou non d’aboutir. En effet, aux termes du paragraphe premier de l’article 7, le Conseil devra statuer à la majorité des quatre cinquièmes de ses membres après approbation du Parlement européen, pour constater qu’il existe un risque clair de violation grave par un État membre des valeurs visées à l’article 2. Avant de procéder à cette constatation, il entendra l’État membre en question, comme cela a été le cas en juillet et se poursuivra en septembre à propos de la Pologne et il pourra lui adresser des recommandations, en statuant selon la même procédure. Le tout en s’assurant régulièrement que les motifs d’inquiétude demeurent.
A l’issue de ce marathon incertain, surtout avec un renouvellement problématique du Parlement en perspective, la phase « répressive » peut être envisagée.
Là, le Conseil européen, et non plus le Conseil, pourra constater à l’unanimité sur proposition d’un tiers des États membres ou de la Commission européenne et après approbation du Parlement européen, « l’existence d’une violation grave et persistante par un État membre des valeurs visées à l’article 2 », après avoir invité cet État membre à présenter toute observation en la matière. Lorsque cette constatation aura été faite, le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, pourra « décider de suspendre certains des droits découlant de l’application des traités à l’État membre en question, y compris les droits de vote du représentant du gouvernement de cet État membre au sein du Conseil ». Ce faisant, le Conseil tient compte des conséquences éventuelles d’une telle suspension sur les droits et obligations des personnes physiques et morales.
D’où l’intérêt d’évaluer au fond à la fois l’objet du conflit et la détermination des acteurs.
2. Objet de la procédure
Une chose est de proférer des accusations de violation des principes de l’Etat de droit à l’encontre d’un Etat membre, une autre est de les justifier. L’Union ne s’est guère préoccupée de cet aspect technique des choses et de la nécessité d’établir des preuves indiscutables en la matière, ce qui l’a conduite à largement s’appuyer sur les collaborations du type de celle de la Commission de Venise. Ici, et paradoxalement, le doute ne se pose guère. C’est en effet moins d’un « risque » que d’une réalité précise qu’il est question, comme à propos de la Pologne d’ailleurs. Les violations en cause ne sont pas alléguées mais concrétisées et, surtout, d’ores et déjà elles ont été constatées par voie judiciaire à Luxembourg comme Strasbourg.
La question de la preuve ne se pose donc pas puisque le « risque » s’est consommé et les hésitations éventuelles ne devraient porter dans un tel cas de figure que sur le critère de « gravité » exigé par les traités. Ce qui amène à reconsidérer sous un autre angle le jeu de la condition d’unanimité réclamée lors de la phase « répressive » par le §2 de l’article 7 lorsqu’aucun doute n’affecte la réalité des faits. L’unanimité dans la condamnation n’est là que pour offrir une possibilité de blocage aux Etats membres. Ce dernier est quasiment acquis dès lors que plus d’un Etat membre est accusé d’atteinte aux valeurs de l’Union, une solidarité de fait entre les suspects s’établissant immédiatement. La Pologne et la Hongrie l’ont évidemment compris en annonçant qu’elles se soutiendraient mutuellement … Faute d’avoir imaginé une violation collective de ses valeurs ou d’avoir pensé à interdire à un Etat tombé sous le coup de l’article 7 de participer à un vote à ce sujet, l’Union s’est condamnée à l’impuissance et ses Etats accusés à assumer leurs turpitudes mutuelles.
La phase « préventive » est donc essentielle. Tout s’y joue car la qualité et le degré de stigmatisation de l’Etat mis en cause est susceptible de produire des effets d’une ampleur sur laquelle on reviendra plus avant.
Indépendamment du signal envoyé au plan interne aux opinions publiques et aux institutions nationales, l’état des lieux opéré à l’occasion du déclenchement de la procédure de l’article 7 permet d’opérer un double jugement : celui du caractère « systémique » ou non de la violation qui est alléguée et d’écarter la thèse de « l’accident », d’abord, et, ensuite, celui de mesurer le décalage entre la pratique de l’Etat mis en cause et les engagements qu’il a contractés. Des critères de Copenhague à l’article 2 TUE, ces derniers sont aisément identifiables. Une thèse récente, Jean Paul Jacqué dans son blog et bien d’autres encore ont démontré les éléments de la crise des valeurs de l’Union.
Ici, la charge menée à l’encontre des autorités hongroises par le rapport parlementaire est lourde. Son survol permet, au passage, de s’étonner une fois encore à cet égard de la passivité d’une Commission prétendument présentée comme « politique » par son président. Préférant utiliser la procédure du recours en manquement, elle s’est tenue en l’espèce sur une prudente réserve. Son vice-président, Frans Timmermans, va même estimer au mois d’avril que la Hongrie ne présente pas de risque « systémique », à l’inverse de son homologue polonais …
Telle n’est pas l’opinion du Parlement européen qui, dès 2012, va s’inquiéter constamment de la situation des droits fondamentaux en Hongrie, faute de disposer d’une majorité pour aller plus avant. La somme de ses griefs s’appuie en effet sur une série de constats et d’arrêts européens tous convergents. Qu’on en juge pour les questions importantes :
- en matière constitutionnelle et électorale, la Commission de Venise comme le Comité des droits de l’Homme de l’ONU se rejoignent pour s’inquiéter de la mise en danger de la séparation des pouvoirs et des atteintes aux compétences du juge constitutionnel, l’Union s’insurgeant de son coté des abus de la démocratie directe ;
- au regard de l’indépendance de la justice, source d’inquiétude majeure, sont venus s’ajouter la condamnation de la CJUE en 2012 dans l’affaire Commission c. Hongrie (C-286/1) s’est ajoutée aux arrêts de la Cour EDH de 2015 (Gaso c. Hongrie) et 2016 (Baka c. Hongrie) et aux multiples critiques accompagnant les nombreuses mesures adoptées par les autorités nationales restreignant cette indépendance tandis que, de façon générale, les questions de corruption publique ont été fortement dénoncées à plusieurs reprises ;
- en ce qui concerne les règles en matière de protection des données personnelles, l’arrêt de la Cour EDH en 2016 (Szabó et Vissy c. Hongrie) a été aussi représentatif des dangers que pouvaient l’être le tollé général ayant accompagné les atteintes à la liberté accompagnant les atteintes à la liberté d’expression à la Commission de Venise ou à l’ONU ou, davantage encore, les atteintes à la liberté académique matérialisées par les polémiques relatives aux lois « anti-Soros » ;
- les atteintes à la liberté religieuse, malgré l’intervention de la Cour constitutionnelle hongroise, ont ainsi fait l’objet d’un arrêt de la Cour EDH en 2014 dans l’affaire Magyar Keresztény Mennonita Egyház et autres. c. Hongrie tandis qu’ont été condamnées unanimement les atteintes portes à la liberté d’association, le tout sans faire mention des questions relatives aux minorités mises en relief par la Cour EDH en 2013 et 2015 (Horváth et Kiss c. Hongrie ; Balázs c. Hongrie).
Ce florilège incomplet autant que préoccupant explique donc l’émotion du Parlement européen, bien davantage que la question migratoire mise en avant par les dirigeants hongrois et Victor Orban en particulier. Même s’il y avait là largement de quoi le faire, au point de voir le HCR demander de suspendre les transferts Dublin vers la Hongrie. Là encore, la Cour EDH (O.M. c. Hongrie ; Ilias et Ahmed c. Hongrie) et de multiples observateurs du Conseil de l’Europe comme de l’Union ont précédé le rejet sans ménagement prononcé par la Cour de justice à propos des mesures de relocalisation (C-643/15 et C-647/15). Les observations du Comité des droits de l’Homme de l’ONU à propos de la législation hongroise applicable aux étrangers se présentant à ses frontières n’ont pu que confirmer cette situation indigne d’un Etat membre de l’Union.
3. L’adoption de la résolution parlementaire
Dans ces conditions, la sérénité n’était pas de mise concernant les chances d’adoption de la résolution faisant suite à celle de la Commission Libe et recommandant l’ouverture de la procédure de l’article 7. Des raisons externes comme internes au Parlement européen nourrissaient le doute.
La proximité des élections parlementaires européennes, d’abord, n’était pas de nature à favoriser la mise au ban du parti de Victor Orban dont le rattachement au PPE, principale force politique du Parlement, posait un problème évident puisqu’en 2015 il avait fait barrage à une première tentative du Parlement européen contre la Hongrie.
Oublieux des débats surgis au moment de l’arrivée de Jorg Haider au pouvoir en Autriche, le PPE s’efforce à l’évidence de détourner et de capitaliser les courants populistes. En particulier depuis que Victor Orban, chantre de la démocratie « illibérale », se réclame des mânes d’Helmut Kohl et d’Adenauer et prétend se placer non à l’extrême de la droite mais en son centre. Au sein d’un parti placé sous domination germanique, dont le dirigeant Manfred Weber nourrirait des ambitions pour la future direction de la Commission, condamner l’attitude d’un premier ministre hongrois évoquant « la politique chrétienne …pour protéger nos peuples, nos nations, nos familles, notre culture … c’est à dire notre mode de vie européen » (Le Monde, 5 juillet 2018) n’allait pas de soi. A fortiori depuis la vague électorale donnant droit de cité, et même plus en Italie et en Autriche, aux divers mouvements populistes qui ont fait de l’immigration leur cheval de bataille.
Aussi, l’observation du scrutin s’est avère riche d’enseignements. Par 448 voix contre 197 sur 693 votants et 48 abstentions, le texte a été adopté. Il consacre la défaite en rase campagne d’un leader hongrois payant une attitude agressive envers un Parlement accusé d’insulter les citoyens de son pays et lâché par ses pairs en désaccord avec le procès mené à l’encontre de « l’ UERSS » (sic). Longtemps protégé par son alliance avec le PPE qui explique l’indifférence de la Commission à son égard, il a commis dans ce débat l’erreur de s’adresser à ses propres troupes et de ne pas tenter un compromis avec des alliés de longue date qui n’attendaient que cela.
Pourtant ce succès de la résolution n’est peut-être qu’en trompe l’œil, le PPE concentrant tous les regards face à une opposition de gauche rassemblée. Parmi les 693 députés présents le 12 septembre, la majorité requise était de 430 voix dès lors que les 48 abstentions n’étaient pas prises en considération, ce à quoi la Hongrie trouverait motif à contestation contentieuse. Cette majorité n’a été finalement dépassée que de 18 voix, preuve du trouble du parti majoritaire : 116 de ses membres sur 218 ont voté la résolution. Ce qui inspire toute une série de réflexions quant à l’impact de cette procédure sur le PPE lui-même, à la veille d’une élection européenne où il ambitionne de prendre à nouveau le contrôle de la Commission.
Au plan strictement politicien, on remarquera que le positionnement vis à vis de Victor Orban a produit strictement les mêmes effets de fissuration et d’implosion politiques que ceux auxquels on assiste actuellement au plan interne dans les partis de droite et les coalitions gouvernementales, en Allemagne, en Italie ou en France.
Le dirigeant hongrois a été soutenu sans surprise par les groupes eurosceptiques de l’ECR (les conservateurs britanniques, le PiS polonais), l’ETDD (Ukip) et l’ENF (autour du Rassemblement national). Outre les 12 eurodéputés de son propre parti, le Fidesz, la solidarité de l’Est a joué puisque Croates, Slovènes, Slovaques et Bulgares ont très majoritairement voté pour lui, y compris au sein du PPE. En revanche, il n’a pas obtenu le soutien de l’extrême droite autrichienne de l’Övp membre de la coalition au pouvoir ni celle du Mouvement 5 étoiles qui l’est aussi en Italie, alliée avec une Ligue soutenant Victor Orban et vampirisant Forza Italia …
Au sein du PPE qui avait laissé liberté de vote, les lignes de fracture ont été évidentes. Ainsi, sein des LR français, trois anciens ministres se sont abstenus (Rachida Dati, Michèle Alliot Marie, Brice Hortefeux) tandis que Nadine Morano votait contre les sanctions … Neuf députés présents du groupe seulement se sont opposés à Victor Orban, signe de la déliquescence d’un parti ayant décidément oublié ses origines. Constat de désaccord identique en Allemagne où la CDU d’Angela Merkel favorable à la résolution s’est séparée de son allié de la CSU bavaroise, rangé aux cotés du Parti populaire espagnol et de Forza Italia. Y compris en ce qui concerne Manfred Weber dont les contorsions politiciennes n’augurent sans doute rien de glorieux pour ses ambitions. On notera en revanche que l’opposition polonaise au PIS au pouvoir (PSL et PO) a conduit ses membres au sein du du PPE à voter pour les sanctions, comme les Etats baltes et scandinaves, la Belgique et les Pays Bas.
D’où l’amusante interrogation suscitée par un courrier de deux universitaires adressé au secrétaire général du Parlement européen : ne faudrait-il pas vérifier que le PPE satisfait bien aux conditions posées par le règlement 1141/2014 relatif au statut et au financement des partis politiques européens et des fondations politiques européennes, tel que modifié par le règlement 2018/673 ? Ce dernier n’accepte en effet l’enregistrement d’un parti politique européen qu’à la condition du respect des valeurs de l’Union dans son article 3, ce dont l’attitude du PPE vis à vis de la Hongrie serait la négation. Pour anecdotique qu’elle soit, la provocation n’en est pas moins fondée.
Il est certes possible, comme souvent en matière européenne, de regretter le peu d’ambition des solutions institutionnelles aux violations de l’Etat de droit dans l’Union. Il n’a pour égal que la timidité de ceux qui sont censés les actionner. Ni la Hongrie ni la Pologne n’ont vraisemblablement à craindre de conséquences concrètes aujourd’hui des accusations portées à leur encontre. Le lecture du déroulé procédural de l’article 7 en atteste. L’impuissance européenne est réelle et il est vain d’attendre de l’article 7 plus qu’il ne peut donner, il a été conçu à cette fin.
Inutile donc de travestir les accusations du Parlement européen comme certains hommes politiques français s’y acharnent : elles ne sont en rien attentatoires à la liberté d’exprimer une opinion sur la politique migratoire européenne (Le Monde 18 septembre) et la résolution votée le 12 septembre répond à de graves violations de l’Etat de droit tout comme les griefs de la Commission à l’encontre de la Pologne. La Cour, si elle est saisie, en jugera.
Rien de ne permet de conclure pour autant que l’ouverture de la boite de Pandore soit dépourvue de conséquences concrètes, que la solidarité des Etats défaillants suffirait à paralyser. Ni le juge ni certains Etats membres ne semblent s’y résoudre et c’est un signe d’espérance.
II – Des conséquences de l’usage de la procédure de l’article 7
Le hasard du calendrier autant que le succès de la technique du mandat d’arrêt européen ont offert aux juges nationaux et à la Cour de justice l’opportunité inespérée de s’engouffrer dans le débat sur le respect de l’Etat de droit, imposant le juge au coeur d’une procédure qui ne s’était voulue qu’institutionnelle. Une série d’arrêts de la Cour témoignent de cette judiciarisation inattendue (1) et obligent à la mettre en perspective (2).
1. De la judiciarisation du déclenchement de l’article 7
Les juges de l’Union sont désormais susceptibles de tirer des conséquences majeures à partir de la violation des principes de l’Etat de droit dans un Etat membre. Révéler les inter-actions de ces constats judiciaires avec la procédure de l’article 7 constitue vraisemblablement l’enseignements le plus intéressant de la crise actuelle. D’ores et déjà, le positionnement récent et décisif de la Cour de justice et de certaines juridictions nationales interpelle. Sur sa base, il n’est pas exagéré d’avancer qu’aujourd’hui les citoyens ordinaires de l’Union autant que ses juges, tout aussi ordinaires, détiennent la clé d’une porte que la Cour de justice a entrouvert.
– une jurisprudence opportune
Le premier pas est un pas de géant. Il a été accompli dans l’arrêt rendu en Grande chambre le 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses/Tribunal de Contas (C-64/16). Interrogée à propos des conséquences à tirer des restrictions budgétaires nationales sur le principe de l’indépendance des juges, la Cour de justice y délivre une affirmation magistrale. Celle-ci conforte à point nommé la position de la Commission vis-à-vis de la Pologne et, par voie de conséquence, le vote du Parlement européen à propos de la Hongrie en ce qu’il souligne le caractère non négociable de la valeur « Etat de droit ».
L’Union de droit à laquelle les Etats membres appartiennent forme une « société caractérisée notamment par la justice » (pt 30), qui repose sur des valeurs énumérées par l’article 2 TUE, ce constat justifiant l’existence de la confiance mutuelle qui les unit. Parmi ces valeurs, et à l’inverse de l’opinion prudente de son avocat général, la Cour affirme que la valeur de l’Etat de droit est concrétisée par l’article 19 TUE. « Inhérente à un État de droit » (pt 36), elle implique l’existence d’un « contrôle juridictionnel effectif destiné à assurer le respect du droit de l’Union ». Ce dernier est confié aussi bien aux juges de l’Union qu’aux juridictions nationales, « en collaboration avec la Cour » (pt 33). Au titre de leurs obligations de coopération loyale, les Etats membres doivent donc s’assurer que leurs instances judiciaires nationales sont en situation de garantir les exigences de cette protection juridictionnelle effective, sur la base de l’article 19 TUE qui réserve une place spécifique à ces juridictions. Ce lien est la clé du raisonnement de la Cour, une fois que l’on a pris conscience de la promotion au plus haut niveau dont bénéficie le principe de la protection juridictionnelle effective. En effet, le droit interne va profiter par ricochet de cet impératif posé par le droit de l’Union.
La Cour décrit ainsi les exigences du droit de l’Union : « afin que cette protection soit garantie, la préservation de l’indépendance d’une telle instance est primordiale », la « garantie d’indépendance étant inhérente à sa mission de juger » (pt 42). Elle s’impose aux juridictions nationales car elle est essentielle au bon fonctionnement du système de coopération judiciaire existant entre les juridictions nationales et la Cour (pt 43) qui permet de garantir la bonne application du droit de l’Union.
Dans ce contexte, la notion d’« indépendance » suppose notamment que l’instance concernée exerce ses fonctions juridictionnelles en toute autonomie, sans être soumise à aucun lien hiérarchique ou de subordination à l’égard de quiconque et sans recevoir d’ordres ou d’instructions de quelque origine que ce soit et qu’elle soit ainsi protégée d’interventions ou de pressions extérieures susceptibles de porter atteinte à l’indépendance de jugement de ses membres et d’influencer leurs décisions. La Cour ajoute que la perception par les membres de l’instance concernée d’un niveau de rémunération en adéquation avec l’importance des fonctions qu’ils exercent constitue un élément inhérent à l’indépendance des juges, ce qui lui permet de répondre à la question portugaise, de façon négative en l’occurrence.
La conclusion à en tirer est mécanique. Nul besoin pour la Cour de se poser en juge des droits de l’Homme et de se livrer à une ingérence dans le droit interne pour affirmer une défaillance ou non de cet Etat sur le terrain de l’Etat de droit. Il lui suffit de s’en tenir à son rôle traditionnel de garante du droit de l’Union pour parvenir à ce résultat : les exigences du droit de l’Union réclament l’indépendance du juge qui le manie. Un juge national dont l’indépendance ne serait pas assurée ne saurait garantir l’application correcte du droit de l’Union et être partie prenante dans la collaboration préjudicielle qui permet cette application. L’indépendance judiciaire réclamée par son appartenance à l’Union bénéficie donc au droit interne.
Cette affirmation prend évidemment tout sa force dans le contexte de la crise de l’Etat de droit en Pologne et en Hongrie. Les accusations à leur encontre sur le terrain de l’indépendance judiciaire dévoilent alors tout leur dimension : si elles sont avérées, elles les rendent incapables de s’acquitter de leur devoirs communautaires et les excluent donc de la coopération judiciaire au sein de l’Union. En mettant en question les atteintes à l’indépendance judiciaire au plan interne, on met en question cette indépendance au plan communautaire et réciproquement. Il devient alors impossible de dissocier l’une de l’autre et de prétendre en ignorer les répercussions.
Les tergiversations et hésitations politiques diverses propres à la conduite de l’article 7 sont donc implicitement mais nécessairement balayées par le raisonnement de la Cour : comment le commerce juridique entre l’Union et ses membres pourrait-il ne pas être affecté par la perte de fiabilité du système judiciaire de l’un de ces Etats membres et l’application du droit commun ne pas être impactée ? Le constat que la Cour est susceptible d’effectuer par le biais d’un recours en manquement ou d’un renvoi préjudiciel devient alors un aiguillon puissant, quasiment impossible à négliger.
L’opinion de Jean Paul Jacqué emporte donc l’adhésion, comme à l’ordinaire : « la Cour paraît ouvrir une solution « parallèle » qui permettrait de trancher la question en substituant à un débat difficile au sein d’instances politiques un processus juridictionnel devant elle. L’Europe du droit prendrait la première place devant l’Europe des politiques ».
L’importance de cette mutation réclame évidemment l’implication active du juge, qu’il soit national ou qu’il soit celui de Luxembourg. Or, les premiers pas de ce double investissement juridictionnel se déroulent devant nos yeux. Il va bien au delà d’un simple colmatage des défaillances institutionnelles. A cet égard, le rôle irremplaçable de la procédure des PPU permet ici à des questions fondamentales de recevoir immédiatement les réponses attendues.
– une « coproduction » jurisprudentielle
Les juges nationaux ont tiré la première salve, au cours du mois de mars 2018, démarche à laquelle la Cour de justice n’a pas manqué de s’associer, à la fin du mois de juillet 2018, dans une série d’arrêts déterminants.
a. Le juge allemand, en premier lieu, s’interrogeant à propos d’un mandat d’arrêt européen hongrois le 25 mars 2018 sur le caractère systémique des violations des droits des détenus en Hongrie, en a saisi la Cour de justice. Portant directement le fer dans la plaie, il lui a demandé de déterminer à la fois l’étendue de ses propres obligations mais aussi celles de l’Etat d’émission en matière « d’assurances » et de « contrôle » du respect des droits fondamentaux (CJUE, 25 juillet 2018, ML, C-220/18 PPU). Ce faisant, il a conduit le juge de l’Union à délivrer des indications majeures.
Répugnant à quitter la catégorie bien connue des exceptions ouvertes à l’obligation d’exécuter un mandat d’arrêt, ouverte avec la jurisprudence Aranyosi, la Cour a répondu avec une prudence sibylline. Elle conforte donc une fois encore « l’importance fondamentale » du principe de confiance mutuelle mais elle « souligne » aussi, alors que personne ne l’attirait vraiment sur ce terrain, que « dans le cadre du présent renvoi préjudiciel, la Cour n’est pas interrogée sur l’existence de défaillances systémiques ou généralisées des conditions de détention en Hongrie » (pt 69). Il lui est aisé alors de laisser ostensiblement la question en jachère et de se cantonner à la seule exécution du mandat d’arrêt.
Elle demeure donc sur le terrain familier de sa recherche d’équilibre entre les besoins du fonctionnement de l’entraide répressive européenne et ceux de la garantie des droits fondamentaux. Préférant les solutions d’espèce aux arrêts de règlement, la Cour de justice encadre une fois encore les conditions de l’évaluation individuelle à laquelle doit se livrer le juge d’exécution en cas de doute, tout en soulignant qu’une attitude inverse ferait courir un risque à la technique du mandat d’arrêt européen. Elle prend en effet bien soin d’insister sur le fait que « la seule existence d’éléments témoignant de défaillances soit systémiques ou généralisées … dans l’État membre d’émission n’implique pas nécessairement que, dans un cas concret, la personne concernée serait soumise à un traitement inhumain ou dégradant en cas de remise aux autorités de cet État membre » (pt 61). Preuve de son refus de sortir du rôle qui lui est imparti et d’admettre un blocage potentiel du système, elle ne se substitue donc pas à la procédure de l’article 7.
Les doutes du juge national reposant largement sur la jurisprudence de la Cour EDH (Cour EDH, 10 mars 2015, Varga e.a. c. Hongrie ; 14 novembre 2017, Domján c. Hongrie), la Cour de justice en cadre ensuite l’usage (pt 76). Dans le même temps, elle met en relief le rôle essentiel des juridictions de l’Etat d’émission du mandat en valorisant le contrôle qu’elles opèrent pour la garantie des particuliers (pts 72 et s.), question qui n’était contestée ni à Strasbourg ni à Luxembourg. Cette valorisation est essentielle car elle permet de dépasser le doute systémique qui pourrait frapper un appareil judiciaire national quant à la violation de tel ou tel droit fondamental : le juge indépendant de l’Etat en cause est là pour y remédier. D’où l’examen individuel et spécifique qu’elle recommande au juge d’exécution pour s’en assurer.
En creux, elle ouvre cependant une faille majeure : que le juge national sur lequel tout repose ne soit pas à la hauteur et le château de cartes s’effondre. On devine l’impact dévastateur qu’aurait la remise en question de la fiabilité d’ensemble des autorités juridictionnelles internes, par exemple par une mesure générale d’organisation contraire à l’Etat de droit. Il deviendrait difficile sinon impossible de relativiser les doutes du juge d’exécution si la vigilance du système judiciaire du pays d’émission était prise en défaut ou suspectée de ne pas être en phase avec les canons de cet Etat de droit … L’indépendance du juge interne devient alors un instrument, une condition autant qu’un objectif.
b. De façon beaucoup plus directe, le juge irlandais a, ensuite, contraint la Cour de justice à s’interroger sur le fond (CJUE, 25 juillet 2018, LM, C-216/18 PPU). Un mandat d’arrêt polonais a ainsi conduit la High Court irlandaise à saisir la Cour de justice de ses doutes quant la collaboration avec un système judiciaire ne fonctionnant plus selon le principe de l’Etat de droit, le caractère « systémique » de ces dysfonctionnements étant mis en avant. Ici, à la différence de l’affaire précédente, la dimension individuelle de la protection des droits fondamentaux s’efface au profit d’une question de principe, portant sur le système de garantie de l’Etat de droit.
Dans ce que l’on peut appeler un « grand arrêt », distinct des propositions de son avocat général, la Cour ne se dérobe pas et s’engage résolument dans la défense de l’Etat de droit. Rappelant dans un mantra connu que la confiance mutuelle sur laquelle se fonde l’Espace de liberté, sécurité, justice repose sur une présomption dont bénéficient l’ensemble des Etats de l’Union, elle répète que cette présomption n’en est pas moins réfragable, « dans des cas exceptionnels ». L’exécution d’un mandat d’arrêt européen constitue donc le principe et le refus de son exécution l’exception, d’interprétation stricte. Celui-ci peut se justifier pour des raisons impérieuses, selon la jurisprudence bien connue Aranyosi.
Dans un considérant de principe, la Cour enrichit le champ de cette limitation en l’élargissant à une hypothèse dont la protection n’est pas absolue, à l’inverse des droits intangibles dont elle avait traité jusqu’alors, le droit à une protection juridictionnelle effective. Elle se place en droite ligne de son arrêt Associaçao Sindical précité : « l’exigence d’indépendance des juges relève du contenu essentiel du droit fondamental à un procès équitable, lequel revêt une importance cardinale en tant que garant de la protection de l’ensemble des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et de la préservation des valeurs communes aux États membres énoncées à l’article 2 TUE, notamment, de la valeur de l’État de droit » (pt 48). En raison du rôle confié aux juridictions nationales comme de l’Union par l’article 19 TUE, « tout État membre doit assurer que les instances relevant, en tant que « juridiction », au sens défini par le droit de l’Union, de son système de voies de recours dans les domaines couverts par le droit de l’Union satisfont aux exigences d’une protection juridictionnelle effective » (pt 52).
Qui plus est, la décision-cadre 2002/584 confie le jeu du mandat d’arrêt européen à des autorités judiciaires et « la préservation de l’indépendance de telles autorités est également primordiale dans le cadre du mécanisme du mandat d’arrêt européen » (pt 55). Aussi, « l’existence d’un risque réel que la personne faisant l’objet d’un mandat d’arrêt européen subisse, en cas de remise à l’autorité judiciaire d’émission, une violation de son droit fondamental à un tribunal indépendant et, partant, du contenu essentiel de son droit fondamental à un procès équitable, garanti par l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte, est susceptible de permettre à l’autorité judiciaire d’exécution de s’abstenir, à titre exceptionnel, de donner suite à ce mandat d’arrêt européen, sur le fondement de l’article 1er, paragraphe 3, de la décision-cadre 2002/584 » (pt 59).
Encore fallait-il déterminer la portée de cet avertissement. Il n’est pas ici question pour la Cour de porter une condamnation générale et indifférenciée de l’Etat mis en cause mais de répondre précisément à la question qui lui est posée par le juge national, celle de l’exécution d’un mandat d’arrêt dans un tel contexte. Il lui revient donc de dessiner l’éventuelle marge de manoeuvre offerte au juge d’exécution. Ce dernier est-il susceptible de se satisfaire d’une condamnation générale du système de l’Etat d’émission ou bien doit-il se livrer à une évaluation circonstanciée de la situation dans cet Etat ?
La Cour se rallie à la seconde hypothèse, par réserve autant que faute d’élément décisif sur lequel faire reposer ce qui deviendrait concrètement une suspension générale du mandat d’arrêt à l’encontre d’un Etat membre. Le considérant 10 de la décision-cadre qui fait mention de « violation grave et persistante » de l’article 2 conforte son approche.
Il ne lui est pas indifférent, bien sûr, que le cas d’espèce s’inscrive dans le cadre d’une procédure « article 7 » ouverte par la Commission à l’encontre de la Pologne, procédure visée expressément par le juge irlandais. Les informations contenues dans la proposition de la gardienne des traités s’avèrent donc des éléments « particulièrement pertinents » (pt 61) aux yeux de la Cour. On peut imaginer, à la suite de l’adoption parlementaire du rapport Sargentini relatif à la Hongrie, qu’il en irait de même pour une initiative argumentée émanant du Parlement. Le juge d’exécution, en cas de doute, n’est pas dispensé pour autant d’une évaluation de la situation en deux temps.
D’abord, son appréciation du risque systémique doit être « concrète et précise » et reposer sur les éléments objectifs, fiables, précis et actualisés, « à l’aune du standard de protection du droit fondamental garanti par l’article 47 » (pt 62). Autonomie et impartialité du juge national doivent être garanties. Ensuite, et dans un second temps, si le juge d’exécution conclut à un risque réel de violation en raison de défaillances systémiques et généralisées, il doit se livrer à un deuxième examen , celui de la situation particulière qui lui est soumise. Il lui faut « apprécier, de manière concrète et précise, si, dans les circonstances de l’espèce, il existe des motifs sérieux et avérés de croire que, à la suite de sa remise à l’État membre d’émission, la personne recherchée courra ce risque » (pt 68). Il en décidera, eu égard à la situation personnelle de la personne, de la nature de l’infraction pour laquelle elle est poursuivie et du contexte factuel et compte tenu des informations que l’État membre d’émission est tenu de lui fournir, s’il existe des motifs sérieux et avérés de croire que ladite personne courra un tel risque en cas de remise à ce dernier État.
Tant que la procédure de l’article 7 ne sera pas achevée, c’est-à-dire tant que le Conseil européen, seul habilité à le faire, n’aura pas adopté de décision de constat et de suspension de l’Etat défaillant sur la base de l’article 7 §2, le juge national continuera à être lié par son obligation d’exécuter le mandat d’arrêt, sauf doute réel et précis l’obligeant à se livrer à l’évaluation décrite plus haut. Si une décision du Conseil européen est adoptée, il devra en revanche s’abstenir de donner suite à toute demande de remise.
Ce raisonnement est déterminant à plusieurs titres.
D’abord car, à l’inverse de son avocat général, la Cour de justice le tient de façon systémique et structurelle, allant bien au delà de la simple violation ponctuelle d’un droit fondamental, fut-il intangible. Elle se penche ici sur le fonctionnement général du système européen et relie sa solution à la constitution de l’Union, telle qu’elle l’a décrite dans son avis 2/13. Elle en tire les conséquences pour le « principe fondamental » qu’est la confiance mutuelle qu’elle s’efforce, une fois encore, de préserver. En d’autres termes, elle a parfaitement compris la déflagration que constitue la perte systémique de confiance exprimée par le déclenchement de l’article 7 et son impact destructeur pour la coopération judiciaire au sein de l’Union et même au delà, sur le jeu des instruments de reconnaissance mutuelle dans leur ensemble.
Ensuite parce que l’approche structurelle qu’elle développe recoupe parfaitement l’articulation et la complémentarité des voies de droit et de l’action des juridictions qui en connaissent. Sa valorisation du juge national n’est pas neutre et elle correspond exactement à la philosophie présidant à l’instauration du mandat d’arrêt européen : une procédure de « juge à juge » animés d’une confiance réciproque. Consciente du désastre que constituerait leur désengagement, elle en fait les défenseurs en première ligne des valeurs de l’Union au stade de l’émission comme de l’exécution du mandat. Certes, elle est, en partie, contrainte et forcée à cette promotion tant les doutes grandissants des juges nationaux deviennent préoccupants pour l’avenir de l’entraide judiciaire. Faute de pouvoir les empêcher, la Cour fait donc le choix de les canaliser.
Enfin, et là est peut-être le plus important, La Cour revendique sans ambiguïté la place qu’elle entend tenir dans la défense des valeurs de l’Union. Elle ouvre ainsi la voie à une dimension juridictionnelle de cette défense, en parallèle de son canal institutionnel. Ce que la variété des voies de droit lui autorise, de l’appréciation de la légalité des phases institutionnelles à la constatation d’un manquement ou, comme ici, à l’interprétation du droit de l’Union. Tout en se pliant apparemment à la lettre des traités qui réserve aux Etats membres la possibilité de suspendre de certains de ses droits un Etat défaillant, elle n’en dégage pas moins un itinéraire nouveau susceptible de troubler leur indifférence. Comment, à partir de la mise en cause de l’indépendance de la justice d’un Etat membre, suscitée de façon incontestable et générale par des juges nationaux (dont parfois les juges de l’Etat mis en cause eux-même), les institutions pourraient-elles demeurer impassibles ? Comment, à l’instant de débattre d’une éventuelle suspension des droits de l’Etat défaillant, les Etats membres pourraient-ils ne pas y inclure automatique le champ de l’action judiciaire et, par voie de conséquence, paralyser l’essentiel des relations avec cet Etat ? Cela a été démontré, le respect des valeurs de l’Union commande le fonctionnement harmonieux des rapports de système.
2. De l‘impact de la judiciarisation de l’usage de l’article 7
La prise de position de la Cour de justice ne pouvait demeurer sans prolongements, même si le pragmatisme oblige à ne pas lui faire dire ce qu’elle ne dit pas, si tant est d’ailleurs qu’elle en éprouve le désir. Principalement parce que la Cour s’efforce à juste titre d’éviter que les juridictions nationales ne s’estiment déliées de leurs obligations de coopération du fait des accusations, même graves, pesant sur l’Etat demandeur. Accessoirement parce que les procédures instituées par le traité imposent de ne pas se tromper de jeu.
Parmi celles-ci, il faut garder sans cesse en mémoire la limitation de la compétence de la Cour de justice voulue par les auteurs du traité à propos de l’article 7 : l’article 269 TFUE réserve la possibilité de la saisir au seul État membre qui fait l’objet d’une constatation du Conseil européen ou du Conseil, dans un délai d’un mois et seulement « en ce qui concerne le respect des seules prescriptions de procédure »…
Des remarques significatives sont néanmoins nécessaires, à la lumière de cette exclusion.
En premier lieu, les réactions du juge national n’ont pas tardé, confirmant que la défense de l’Etat de droit n’est plus le seul apanage des acteurs désignés par les traités tant elles ont eu de répercussions.
Celle du juge irlandais, d’abord, se saisissant immédiatement de la réponse de la Cour de justice, le 1er aout 2018. Prenant longuement acte de l’arrêt rendu par la Cour, il applique aussitôt la méthodologie qui lui est proposée. Pour ce qui est de la première étape, systémique, forte des enseignements de la proposition de la Commission, le juge Donnelly n’en démord pas : « I am satisfied that there is a real risk, connected with a lack of independence of the courts of Poland on account of systemic or generalised deficiencies there, of the fundamental right to a fair trial being breached » (pt 25). En revanche, pour ce qui est de la seconde phase, spécifique, consistant à l’évaluation « précise et concrète » du risque individuel, des déclarations intempestives du vice-ministre polonais à la Justice contraires à la présomption d’innocence, sont venues compliquer les choses en ce qu’elles accréditaient les craintes du juge irlandais à propos de sa fonction de Procureur (pt 36). D’où sa volonté d’épuiser les possibilités offertes par le point 76 de l’arrêt de la Cour de justice en sollicitant des informations supplémentaires de la part de la justice polonaise avant de trancher.
Plus spectaculaire, en forme d’appel à l’aide, la réaction du juge polonais s’inscrit également dans le contexte de cette collaboration juridictionnelle. La Cour suprême polonaise s’est ainsi directement invitée dans le débat, le 2 août 2018, saisissant la Cour de justice de cinq questions préjudicielles portant sur le cœur de la controverse ouverte entre l’Union et la Pologne.
Invoquant le principe de l’indépendance judiciaire à la lumière des articles 2, 4 et 19 TUE ainsi que l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux, la Cour polonaise démontre qu’elle n’est pas restée insensible à la jurisprudence très récente de la Cour de justice. Pas davantage du reste qu’au principe de non-discrimination fondée sur l’âge et à la directive 2000/78. Aussi, elle sollicite son interprétation à l’appui de sa résistance et de son conflit ouvert avec le pouvoir polonais. Suspendant au nom du droit européen l’application de la loi incriminée qui visait à mettre à la retraite de façon anticipée les juges âgés de plus de 65 ans dans l’attente de la réponse de la Cour, comme aux plus beaux temps de Factortame (C-213/89), la Cour suprême entame ainsi une véritable course de vitesse avec les autorités polonaises, ces dernières multipliant les auditions des candidatures de nouveaux juges.
En ce faisant, le juge national force l’Union à la réaction. La judiciarisation du dossier devenant impossible à canaliser ou à retarder encore, la Commission a du se rendre à cette évidence sous peine de se discréditer davantage, preuve de l’impact décisif de l’engagement du juge.
Après sa décision du 2 juillet 2018 d’ouvrir une procédure d’infraction à l’encontre de la Pologne en vue de préserver l’indépendance de la Cour suprême polonaise, matérialisée par l’envoi d’une lettre de mise en demeure et d’un avis motivé le 14 août 2018, la Commission ne pouvait en demeurer là. Au vu de l’impasse du dialogue avec les autorités polonaises et du contexte judiciaire décrit plus haut et devenu pressant, l’exécutif communautaire ne pouvait demeurer au milieu du gué et se complaire dans l’inaction. La Commission est donc passée à la phase suivante de la procédure d’infraction, en saisissant la Cour de justice d’une demande en constatation de manquement.
Seconde procédure de ce type entamée par la Commission, après celle de juillet 2017 concernant les juridictions de droit commun, elle est assortie d’une demande de traitement accéléré mais, surtout, d’une demande de mesures provisoires consistant à rétablir la Cour suprême polonaise dans sa situation antérieure au 3 avril 2018 , date d’adoption de la législation polonaise litigieuse.
L’étau ainsi resserré sur l’Etat mis en cause paraît alors difficile à détendre du seul fait d’une négociation diplomatique entre Etats membres. L’imbrication des données politiques, juridiques et judiciaires nécessaires à une solution témoigne de la transformation sinon de la métamorphose d’un système de garantie de l’Etat de droit ainsi collectivisé.
Cette mise en perspective ne dissimule pas les angles morts que la jurisprudence LM laisse subsister.
La Cour l’indique fermement : ce n’est qu’à partir d’une décision du Conseil européen de prononcer la suspension d’un Etat défaillant que « l’autorité judiciaire d’exécution serait tenue de refuser automatiquement d’exécuter tout mandat d’arrêt européen émis par ledit État membre, sans devoir procéder à une quelconque appréciation concrète du risque réel couru par la personne concernée de voir affecter le contenu essentiel de son droit fondamental à un procès équitable » (pt 72). C’est dire qu’elle se refuse à endosser aujourd’hui, et vraisemblablement demain, un rôle analogue, c’est-à-dire à tirer les conséquences systémiques d’une violation des droits fondamentaux qui l’est aussi.
On comprend sa prudence même si celle-ci semble décalée avec la réalité : des réformes d’ampleur de l’organisation judiciaire telles que les décrivent les procédures en cours affectent la crédibilité de l’ensemble de l’appareil judiciaire des Etats concernés. Elles rendent peu opérantes les conditions mises à l’évaluation « spécifique » décrite et exigée par le juge de l’Union. Cette critique est alimentée par la Cour elle-même lorsqu’elle procède comme elle le fait à la promotion de la protection juridictionnelle tirée de l’article 19, placée au même rang que les droits fondamentaux à protection absolue qui avaient retenu jusqu’alors son attention. Comment serait-il possible de se satisfaire d’une « évaluation individuelle » lorsque l’indépendance de l’appareil judiciaire tout entier de l’Etat d’émission est mis en doute. En l’espèce polonaise, faudra-t-il s’intéresser à la carrière individuelle de chaque juge pour conclure au cas par cas ? Comment se refuser à ne pas tirer les conséquences de la violation des principes de l’Etat de droit sciemment entreprise par les deux Etats membres mis en cause alors que chacun devine bien que la vingtaine d’instruments relatifs à la reconnaissance mutuelle seront impactés par des comportements d’une telle gravité. Et davantage encore, quotidiennement.
Cette gravité et la nécessité de protéger les droits des individus, ajoutées à aux interrogations pressantes des juges des autres Etats membres, laissent donc à penser que l’histoire n’est pas close. Tout n’est pas dit.
La diversité des itinéraires procéduraux, les termes de la constatation à venir des manquements où la confrontation avec les principes de l’Etat de droit sera directe, ceux de l’accueil de la demande préjudicielle du juge polonais laissent espérer qu’après l’hiver, des temps plus cléments attendent l’Union européenne. Même à Luxembourg.