par Jean-Sylvestre Bergé, EDIEC
La Cour de cassation française a posé en avril 2012 (Civ. 1re, 5 avril 2012, Mediatech) une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne. Ce renvoi est relatif à l’interprétation du Règlement de « Bruxelles 1 » (Règlement no 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale) qui définit, notamment, la compétence territoriale des juridictions civiles en matière délictuelle (art. 5.3 du règlement).
Sur fond de droit européen de la coopération judiciaire en matière civile, la réponse à la question posée pourrait être tributaire de la confrontation de deux espaces : l’ELSJ et le marché intérieur.
Le Règlement de « Bruxelles 1 » fait l’objet d’un très important travail d’interprétation de la part de la CJUE. De par son histoire (le règlement a été adopté par transformation de la Convention du Bruxelles de 1968), cet instrument a largement préfiguré un pan majeur du droit de l’ELSJ : la coopération judiciaire en matière civile (art. 81 TFUE).
S’agissant, spécifiquement, de la détermination du juge national compétent en Europe pour connaître des délits civils commis sur Internet, la Cour de justice s’est prononcée dans un arrêt eDate/Martinez (CJUE (grande chambre) 25 octobre 2011, affaires jointes C‑509/09 et C‑161/10) dans le contexte d’atteintes à la vie privée. Dans l’affaire Mediatech (préc.), la Cour de cassation s’interroge sur la possibilité d’étendre l’analyse de la Cour de justice à l’hypothèse d’une vente en ligne de CD potentiellement contrefaits portant atteinte à des droits de propriété intellectuelle (droit patrimonial d’auteur, en l’occurrence).
Au-delà du débat technique (qui mobilisera incontestablement l’attention des spécialistes de propriété intellectuelle et de droit international privé) sur le point de savoir quels sont les (bons) critères de compétence qui doivent être retenus en pareille circonstance (dit simplement : critère d’accessibilité du site ou critère de focalisation), la question mérite d’être ouvertement posée de la confrontation des espaces « ELSJ » et « Marché intérieur » et de l’influence qu’ils exercent sur l’interprétation du règlement européen.
Pour dire les choses rapidement, l’alternative pourrait être la suivante :
– soit la Cour de justice décide de ne pas raisonner différemment en matière d’atteinte à la vie privée et d’atteinte aux droits de la propriété intellectuelle et elle sera conduite à étendre sa jurisprudence antérieure au cas qui lui est ici présenté ;
– soit la Cour de justice fait le choix de créer une sorte de césure entre les deux matières (vie privée et propriété intellectuelle), considérant, par exemple, que le droit de la propriété intellectuelle fait l’objet depuis plus de 40 ans d’une politique européenne au titre du marché intérieur et que cette politique (protection des droits de propriété intellectuelle dans le respect des principes de libre circulation) est de nature à infléchir l’interprétation du règlement de « Bruxelles 1 » retenue pour les atteintes à la vie privée.
Dans les deux cas, il s’agira pour elle de décider du degré de proximité géographique que le site Internet doit présenter avec le juge de la résidence de la victime quand les actes matériels de contrefaçon (hors Internet) sont tous localisés en pays étrangers (fabrication et vente des CD). De deux choses l’une, en effet : plus ce degré est important, plus grande est la prise en compte, nous semble-t-il, de l’existence d’un marché intérieur européen (logique marché intérieur) ; plus ce degré est faible, plus grande est la prise en considération de l’intérêt particulier d’un demandeur à accéder à un juge civil proche de ses intérêts (logique ELSJ).
Ce type de discussion, qui n’est pas nouveau (voir, en comparaison, refusant que le droit du marché intérieur n’interfère avec la qualification des « services » au sens de l’ELSJ : CJCE, 23 avril 2009, C-53/07, Falco) montre bien, s’il en était besoin, que pour spécifique qu’il soit, l’ELSJ n’est pas un espace replié sur sa seule logique. Il vit également des tensions avec d’autres espaces, notamment l’espace du marché intérieur qui l’a précédé.