par Rostane MEHDI, CERIC
Baltasar Gracian écrivait en 1647, dans L’art de la prudence, que « la science du plus grand usage est l’art de dissimuler ». Cet aphorisme garde aujourd’hui encore tout son sel tant la discrétion semble seoir à la conduite des grandes affaires publiques.
C’est du moins ce que le Conseil, fermement soutenu ici par la Commission, a essayé de démontrer, avec une fortune il est vrai très relative, dans l’arrêt T-529/09, Sophie int’Veld contre Conseil soutenu par la Commission, rendu le 4 mai 2012 par le Tribunal de l’Union. Le Tribunal était saisi, en l’espèce, d’une demande d’annulation de la décision du Conseil du 29 octobre 2009 refusant l’accès intégral au document n° 11897/09, du 9 juillet 2009, contenant l’avis du service juridique du Conseil intitulé « Recommandation de la Commission au Conseil visant à autoriser l’ouverture de négociations entre l’Union européenne et les États-Unis d’Amérique en vue d’un accord international destiné à mettre à la disposition du département du Trésor des États-Unis des données de messagerie financière dans le cadre de la prévention du terrorisme et du financement du terrorisme ainsi que de la lutte contre ces phénomènes – Base juridique ».
On pressent que l’affaire serait intéressante. D’abord parce qu’elle met en jeu un principe, la transparence, dont on sait qu’il contribue à étalonner la vigueur des démocraties modernes. L’identité de ce principe est problématique car il est parfois difficile de le distinguer de règles qui en constituent une variation tels que l’obligation de motivation, de publicité ou encore le droit d’accès aux documents administratifs. On peut toutefois affirmer que la transparence est l’expression d’un principe arborescent dont les diverses branches régissent les rapports interinstitutionnels tout en renforçant la protection des particuliers. C’est probablement dans le droit d’accès du public aux documents des institutions et des organes de l’Union qu’il s’incarne le plus évidemment.
Invoqué par chacune des parties, le règlement relatif à l’accès du public aux documents du Parlement européen, du Conseil et de la Commission (règlement [CE] nº 1049/2001, du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2001, JOCE nº L 145, p. 43) donne précisément à ce droit un fondement assuré. Ensuite, en ce qu’elle aborde plus qu’incidemment le délicat problème du choix par les institutions, en charge du pouvoir de décision, d’une base juridique appropriée. Or, l’on sait que cette débat a, dans un passé récent, fait à plus d’une reprise débat à propos de l’Espace de liberté, de sécurité et de justice (ex. CJCE, 30 mai 2006, Parlement européen c. Conseil C-317/04 et C-318/04 ; CJCE, 13 septembre 2005, Commission c. Conseil, C-176/03, Rec. I 7879). Aussi, le Tribunal a-t-il défini de manière rigoureuse les conditions auxquelles la divulgation de documents liés à la négociation d’un accord international en matière de lutte contre le terrorisme peut éventuellement faire l’objet d’une restriction.
L’exigence légitime de confidentialité dans la conduite des relations internationales
Aux termes de l’article 4, paragraphe 1, sous a), troisième tiret, du règlement n° 1049/2001, les institutions refusent l’accès à un document dans le cas où sa divulgation porterait atteinte à la protection de l’intérêt public en matière de relations internationales. A cet égard, le Tribunal constate que, contrairement à ce qu’affirmait la demanderesse, l’analyse juridique à laquelle il est procédé dans le document en cause comportait certains passages présentant un lien avec les objectifs stratégiques poursuivis par l’Union dans les négociations. En effet, la requête portait sur des éléments permettant de prendre la mesure du contenu spécifique de l’accord envisagé (not. pt. 35). C’est donc à juste raison que le Conseil a pu considérer qu’une diffusion de ces éléments pourrait nuire au climat de confiance dans les pourparlers en cours au moment de l’adoption de la décision attaquée.
Seconde branche du premier moyen, le Conseil faisait valoir que la divulgation d’une possible « controverse » sur la base juridique du futur accord aurait créé une confusion quant à la compétence de l’Union et ainsi affaibli sa position lors d’une négociation par ailleurs difficile. Le juge refuse de suivre la partie défenderesse sur cette voie faute pour le Conseil d’avoir démontré que la divulgation des positions prises au sein des institutions à propos de la base juridique nécessaire à la conclusion d’un accord pourrait en elle-même menacer les intérêts de l’Union en matière de relations internationales.
Le Tribunal préfère insister sur la dimension constitutionnelle que revêt en toute hypothèse le choix d’une base juridique adéquate. Ne jouissant que d’une compétence d’attribution, l’Union ne peut agir qu’à la condition de pouvoir disposer d’un titre de compétence. Le choix d’une base juridique est une phase déterminante car elle conditionne la procédure à suivre pour adopter l’acte ou encore le mode de votation. Il convient, en outre, de se souvenir de la complexité induite, avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, par la « pilarisation » (d’actualité lorsque la décision attaquée a été adoptée) de l’action européenne dans le domaine de la prévention ou la lutte contre le terrorisme (H. Labayle, « Architecte ou spectatrice ? La Cour de justice de l’Union dans l’espace de liberté, sécurité et justice », RTDE, 2006, sp. p. 17 et s.).
Une éventuelle divergence sur ce point, dont le Tribunal rappelle qu’elle était largement connue du public, ne saurait être assimilée à un conflit opposant les institutions quant à la substance même de l’accord. Ce faisant, le Tribunal censure une conception excessivement compréhensive de la confidentialité devant couvrir les éléments de fond d’un document. Si le Conseil peut légitimement espérer que les parties de ce document ayant trait au contenu de celui-ci ou à la définition de directives de négociation soient effectivement protégées par l’exception prévue à l’article 4, paragraphe 1, sous a), troisième tiret, du règlement n° 1049/2001, il ne saurait en revanche en aller de même pour des dispositions traitant de problèmes institutionnels ou juridiques internes.
La protection sous condition de la confidentialité des avis juridiques
Le Conseil invoquait en défense un deuxième moyen tiré de l’article 4, paragraphe 2, deuxième tiret, du règlement n° 1049/2001, en vertu duquel les institutions refusent l’accès à un document dans le cas où sa divulgation porterait atteinte à la protection des avis juridiques, à moins qu’un intérêt public supérieur ne justifie cette diffusion. L’enjeu n’est pas mince, l’argument revenant à s’interroger sur l’étendue du secret auquel les institutions peuvent prétendre en vue de protéger cette production certes « prénormative » mais souvent révélatrice des priorités présidant à l’élaboration de stratégies politiques.
Soucieux de nimber l’activité de son service juridique dans un épais brouillard, le Conseil n’hésite pas à développer un raisonnement sur ce point spécieux. Il indique, en effet, que la divulgation sollicitée aurait pour conséquence de rendre public un avis du service juridique « destiné uniquement aux membres du Conseil dans le contexte des discussions préliminaires au sein [de celui-ci] sur l’accord envisagé », ce qui pourrait « dissuader le Conseil d’inviter son service juridique à formuler un avis par écrit ». La communication d’un avis portant sur une question « sensible » constituerait donc un précédent fâcheux de nature à susciter la pusillanimité d’un service juridique attentif à ne point trop en dire. Pour avoir quelque chance d’être pris en considération, ce risque d’atteinte « à l’intérêt du Conseil à recevoir des avis francs, objectifs et complets » doit être « raisonnablement prévisible et non purement hypothétique » (également CJCE, 1er juillet 2008, Suède et Turco/Conseil, C‑39/05 P et C‑52/05 P, Rec. p. I‑4723 points 40, 42 et 43). Ce qui n’est nullement le cas en l’espèce …
Par ailleurs, le fait qu’un avis juridique soit sollicité dans le cadre d’une procédure de négociation internationale ne saurait per se, et en quelque sorte par contamination matérielle, autoriser l’institution concernée à considérer qu’il serait nécessairement couvert par l’exception énoncée au paragraphe 1er, sous a) de l’article 4 du règlement. Autrement dit, l’atteinte à l’intérêt public protégé ne pourrait être présumée du seul fait que l’avis juridique a été donné dans un domaine sensible par nature. Il appartient à l’institution poursuivie de produire des éléments probatoires suffisamment convaincants pour justifier une mise en œuvre de l’article 4, paragraphe 2, deuxième tiret, du règlement n° 1049/2001.
De plus, la crainte d’étaler en place publique les divergences de vue entre les institutions quant à la base juridique de l’action internationale de l’Union et, ainsi, d’induire un doute sur la légalité de cette action ne constitue pas, par elle-même, un motif suffisant de restriction au droit d’accès des citoyens aux documents. C’est sans plus de succès que le Conseil tente de justifier que la transparence s’efface dès lors que la divulgation de l’avis amoindrirait la capacité du service juridique de « présenter et de défendre […] dans les procédures juridictionnelles, [une] position qui pourrait être différente [de celle qu’il aurait] recommandée préalablement […] » .
En tout état de cause, Conseil doit mettre en balance « l’intérêt spécifique devant être protégé par la non-divulgation du document concerné avec un éventuel intérêt public supérieur justifiant cette divulgation ». Il s’agit ainsi de garantir que la transparence reste le principe et la restriction l’exception. On le sait, les rédacteurs du règlement n° 1049/2001 ont entendu « assurer un accès plus large aux documents » notamment lorsque « les institutions agissent en qualité de législateur ». Tel n’est pas le cas du Conseil lorsqu’il initie une négociation internationale.
Pour autant, l’action diplomatique de l’Union (et les actes nécessaires à sa conduite) ne sauraient être exclus du champ du règlement, notamment lorsque l’accord envisagé est de nature à influer, comme en l’espèce, sur la protection des données à caractère personnel, droit fondamental consacré par l’article 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Or, cet élément aurait du informer la manière dont le Conseil a apprécié les intérêts en présence. Eclairer une parlementaire sur la base juridique retenue pour négocier un accord international susceptible d’avoir un impact sur les conditions de sauvegarde d’un droit fondamental, constitue à l’évidence un intérêt public supérieur à la divulgation du document en cause. C’est sans doute avec beaucoup de légèreté juridique que le Conseil n’a pas jugé utile de tenir compte du domaine concerné par l’accord projeté afin de déterminer s’il existait (ou non) un intérêt supérieur tenant en l’état l’impératif de confidentialité.