par Henri Labayle, CDRE, et Rostane Mehdi, CERIC
La qualification de la guerre menée au Mali par le président de la République a surpris les observateurs, dont les troubles de langage demeurent lorsqu’ils relatent l’action des mouvements en présence, alternativement « islamistes » ou « terroristes », une dizaine de jours après le début de l’intervention. Engageant la France dans une « guerre au terrorisme » dont l’objectif est de « détruire » les acteurs, la parole présidentielle abondamment relayée à Matignon comme au gouvernement pose la question de la relation entre le terrorisme, phénomène criminel relevant de l’action pénale, et la guerre, relevant de l’action militaire.
La gravité des événements et la particularité de la situation malienne donnent en effet matière à réflexion et à précision au regard de l’action de l’Union, tant du point de vue particulier de l’ELSJ que de celui de l’Union en général.
Une question de qualification
L’une des grandes difficultés de la lutte contre le terrorisme tient dans sa qualification juridique. Les Etats membres comme l’Union européenne s’y sont confrontés avant et après le 11 septembre, avec les décisions cadre 2002/475 et 2008/919 (voir sur ce point F. Galli et A. Weyembergh, EU counter terrorisme offences, What impact on national legislation and cas law ? Editions de l’ULB, Bruxelles, 2012).
1. Peu ou prou, l’Union y parvient en mettant l’accent sur la dimension subjective d’un crime qui emprunte son apparence aux formes ordinaires de la criminalité, meurtres, attentats et autres enlèvements de personne et destruction de biens. Aussi, c’est l’intention qui permet de caractériser le terrorisme en droit pénal, celle de son auteur de répandre la terreur.
L’Union européenne s’est donc positionnée, après le séisme du 11 septembre, dans une logique strictement juridique dont l’optique est clairement identifiée, traduire les coupables en justice. Quitte à générer pour y parvenir un droit et des procédures d’exception, quitte à justifier un certain nombre d’entorses aux droits fondamentaux, quitte à organiser des techniques de lutte et d’enquête policière aux limites de ce qu’une Communauté de droit accepte, elle n’a pas dévié de cette ligne. L’exception n’y est pas devenue la règle.
A l’opposé, son principal partenaire dans la lutte contre le terrorisme, les Etats Unis, n’a pas retenu la même option. La « guerre contre le terrorisme » ou la « global war on terror » de George Bush et de son entourage était pas seulement un élément de langage ou un artifice de communication. Récusant l’application normale du droit dans la lutte contre « l’axe du mal » et conduisant de ce fait à la mise à l’écart des garanties fondamentales à Guantanamo et ailleurs, cette option sciemment réfléchie a conduit à la production d’un droit d’exception, autour du Patriot Act du 26 octobre 2001 dont chacun connait les excès. Elle a également conduit à la prise en compte que l’on sait de la légalité internationale dans des guerres préventives.
Assez courageusement, l’Union européenne et ses Etats membres ne se sont pas laissés entraîner sur ce terrain pour privilégier une réponse judiciaire, qui n’exclut pas au demeurant l’usage de la force militaire dans le cadre d’un conflit armé non international.
2. Pour cette raison, la ligne de communication de l’Etat français étonne, le ministre des Affaires étrangères n’hésitant pas manier le pléonasme à propos de « terroristes criminels » (!!). On sait trop l’intelligence sémantique du chef de l’Etat pour ne pas s’étonner de cette présentation des faits, tout comme on ne saurait imaginer qu’elle repose sur des arrière-pensées politiciennes. Il est exclu en tous cas qu’elle se nourrisse de celles de l‘entourage de Georges Bush junior. Il y a donc d’autres explications.
– La première est sans doute juridique : ni le droit de la guerre ni le droit pénal international et européen n’offrent de réponses au transformisme contemporain des mouvements terroristes internationaux.
Le droit ancien ne répond pas aux modes d’action nouveaux parmi lesquels le départ à l’étranger de sympathisants du jihad et le développement cette guerre « sainte » nourrissent les principales inquiétudes. Aujourd’hui, comme d’ailleurs à propos du développement de la piraterie internationale au large de la corne de l’Afrique (http://www.eeas.europa.eu/piracy/judicial_cooperation_en.htm), prospèrent des formes nouvelles de violence que les stratégies européennes de sécurité prennent insuffisamment en cause (voir G. de Kerchove, Discussion paper, doc. 9990/12). L’exemple de la lutte contre la piraterie démontre si besoin en était la nécessite de mobiliser autant les forces navales des Etats membres dans l’opération Atalante que l’appui d’Europol. Elle illustre les difficultés d’identification et de régulation des compétences étatiques en présence.
Privilégier la solution judiciaire comme le prétend l’action européenne est donc, ici dans l’affaire malienne, manifestement inopérant. Cela explique certainement que l’on se transporte sur le terrain de la guerre car c’est de cela qu’il est question. Mais pourquoi masquer alors sa légitimité et justifier son appui sur le droit positif pour l’habiller du manteau de la « lutte contre le terrorisme » ? Sans doute parce que ce combat armé non international visant à mettre la main sur un Etat en déliquescence pour instaurer une République islamique emprunte aussi une part importante de ses procédés au terrorisme, la prise d’otages au Sahara algérien le démontre. Du reste, la brutalité de la réponse exclusivement militaire de l’Etat agressé, l’Algérie, démontre que ce dernier n’a eu aucune hésitation en la matière.
Prétentions à se substituer aux pouvoirs publics, occupation militaire, définition d’un nouvel ordre public sanctionné par l’application de la charia sont autant d’arguments accompagnant l’aspiration à la fondation d’une République islamiste. Pour leurs auteurs, ils sont compatibles avec des comportements clairement terroristes sans qu’aucune frontière devienne visible.
– La seconde explication est vraisemblablement politique. Désigner l’ennemi est fondamental à l’instant d’ouvrir un conflit. D’où l’intérêt du discours à récuser le combat de libération nationale de sa composante touareg, à passer sous silence le qualificatif « islamiste » qui caractérise l’action de l’adversaire pour éviter de prêter le flanc à des critiques que l’on devine aisément.
Or, ne serait-il pas temps que l’Union et ses Etats membres désignent l’adversaire par un nom que celui revendique et n’a jamais récusé ? Le combat est mené ici contre des mouvements politiques inscrivant, selon les circonstances, leur action dans un registre pacifique ou guerrier. Mais quelque soit leur modus operandi, cette action est irréductiblement incompatible avec les valeurs sur lesquelles l’Union est fondée. Faut-il le rappeler, l’article 2 TUE souligne que ces valeurs sont communes aux Etats membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et, ce qui prend relief particulier en l’espèce, l’égalité entre les hommes et les femmes.
Autant d’impératifs que les tenants d’une éthique ubiquiste et conquérante rejettent avec une constance qui devrait pourtant interpeller. Se dessinent ainsi les contours d’un univers dans lequel l’homme n’est pas détenteur de prérogatives mais redevable à l’égard d’une volonté divine dont tout procède y compris les droits et libertés. En court-circuitant l’histoire de l’islam, en passant par pertes et profits la philosophie et la mystique qui ont fait la grandeur de la culture islamique, les mouvements en question s’arc-boutent sur une foi littéraliste s’enracinant dans une interprétation univoque du Coran. Un étrange paradoxe consiste ici à n’accorder de droits à l’homme que restrictivement « situé ». Dans cette perspective, la prévalence sur toutes autres de normes d’essence divine n’est jamais sujette à caution. Si un conflit vient à surgir, il ne peut naturellement se régler qu’au profit de normes puisant leur autorité dans une transcendance qui ne se discute pas.
Cette conception comme sa traduction à Gao et Tombouctou sont, à l’évidence, inconciliables avec la vision du monde dont est porteur l’article 2 TUE et dont la sauvegarde justifierait la mise en œuvre d’une réaction. Un rappel de l’article 21 §1 du TUE qui structure l’action de l’Union est alors bienvenu pour écarter toute accusation d’ingérence ou d’impérialisme : « l’action de l’Union sur la scène internationale repose sur les principes qui ont présidé à sa création, à son développement et à son élargissement et qu’elle vise à promouvoir dans le reste du monde : la démocratie, l’État de droit, l’universalité et l’indivisibilité des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le respect de la dignité humaine, les principes d’égalité et de solidarité et le respect des principes de la charte des Nations unies et du droit international ».
L’introuvable solidarité
C’est en « s’appuyant sur la légalité internationale » que le Président de la République a décidé de « répondre positivement à la demande du Mali et à la demande de la communauté internationale », selon l’affirmation du Quai d’Orsay. Convenons-en, le fondement juridique de cette intervention reste baigné d’un certain flou.
1. Il est vrai, qu’aucun accord de défense ne lie les deux Etats (à l’exception d’un accord de coopération technique signé en 1985 et rendu public en 1990). Certes, l’invocation de ce genre de traité a, par le passé, fourni un viatique permettant de « couvrir » du voile d’une légalité (au moins) apparente des interventions décidées dans l’urgence. On peut toutefois considérer que la France agit ici par anticipation sur la base des résolutions adoptées, au titre du Chapitre VII, par le Conseil de sécurité. Pour autant, demeure la question de savoir si l’intervention française ne pouvait être rattachée aux dispositions des traités européens relatives à la PESC (lato sensu).
Dit autrement, cette intervention n’avait-elle pas vocation à être accompagnée ouvertement par l’Union et ses Etats membres ? Cette « guerre contre le terrorisme » ne relève-t-elle pas à la fois de l’action au sein de l’ELSJ et de celle de la PESC, comme on l’a maintes fois constaté depuis le 11 septembre ?
2. L’Union européenne ne saurait alors lui demeurer étrangère. « Tout le monde dit ‘nous’ mais il n’y a que des soldats français là-bas », a expliqué Daniel Cohn Bendit, déplorant que l’Europe fournisse « les infirmières et que les Français [aillent] se faire tuer ». Ce disant, le chef de file des Verts européens pointe sans ménagement ce que l’on désignera pudiquement par l’expression « solidarité de basse intensité ».
Il serait impropre de prétendre que l’Union et ses membres sont restés les bras croisés depuis que la crise est entrée dans une phase paroxystique. A l’occasion du Conseil des Affaires étrangères tenu le 17 janvier, l’Union européenne a décidé de réserver un montant de € 50 millions au travers de la « Facilité de Paix pour l’Afrique » pour soutenir le déploiement de la Mission internationale de soutien au Mali sous conduite africaine (MISMA). Il est également envisagé d’appuyer les efforts du gouvernement malien vers la transition démocratique, par la relance d’un certain nombre de programmes de développement. Une enveloppe d’environ € 250 millions pourrait être mobilisée à cet effet. On le voit, en dépit de l’urgence politique, le conditionnel reste largement de mise. La réponse de l’Union n’est manifestement pas à la hauteur des enjeux du moment. Plus encore, les partenaires européens de la France donnent le sentiment de solder à peu de frais leur devoir de solidarité. Aussi, cette attitude appelle-t-elle, sur le strict terrain du droit, plusieurs remarques.
L’article 28 TUE dispose que « lorsqu’une situation internationale exige une action opérationnelle de l’Union, le Conseil adopte les décisions nécessaires ». La mise en œuvre de ce dispositif suppose que le Conseil procède à une qualification de la situation considérée. Or, la soudaine aggravation des risques de basculement d’un Etat (certes partiellement) souverain sous la domination de mouvements islamistes radicaux et pour l’essentiel étrangers ne semble pas avoir constitué un « hard case ». Un peu à la manière du Conseil de sécurité dans le cadre du chapitre VII, le Conseil jouit d’un large pouvoir de légitimation et de validation de ses propres initiatives. Encore faut-il qu’il en ait la volonté. Adepte de l’art minimaliste du « réalisable », le Conseil se montre volontiers enclin à ne considérer une situation comme menaçante que lorsqu’il est en mesure de peser effectivement sur le cours des évènements, c’est-à-dire trop rarement …
L’article 222 TFUE introduit, quant à lui, une clause de solidarité dont on peut se demander, avec un peu d’audace, si elle n’aurait pas pu être activée ou, au moins, évoquée. Le lien de rattachement entre la crise actuellement en cours et le territoire des Etats membres est certes ténu. Pour autant, la première phrase de l’article 222 TFUE n’en crée pas moins à la charge de l’Union et de ses membres une obligation de portée générale dont l’exécution ne devrait pas être subordonnée à l’exigence que la menace se matérialise sur le territoire de ceux-ci. Par ailleurs, on ne saurait ignorer que AQMI, le MUJAO ou Ansar eddine ont clairement averti que des attentats seraient perpétrés à l’encontre des intérêts de la France et de ses alliés, passant à l’acte dans le sud de l’Algérie et évoquant des attentats sur le territoire français.
Loin d’être une élucubration, ce constat trouve écho dans la proposition conjointe de décision du Conseil concernant les modalités de mise en œuvre par l’Union de la clause de solidarité (doc. 18124/12). Cette dernière vise pour l’essentiel à opérer une coordination minimale du dispositif de réaction, dont on notera au passage qu’elle se borne à simplement informer le Parlement européen, preuve que le mimétisme institutionnel anime bien toujours l’Union et les situations nationales.
Enfin, l’article 27 TUE n’assigne-t-il pas au Haut représentant le soin de contribuer, par ses propositions, à l’élaboration de la politique étrangère et de sécurité commune de l’Union ? Or, la mise en place de programmes d’aides humanitaires, de soutien à la formation des forces de sécurité ou à la reconstruction de l’Etat malien ne saurait tenir lieu de politique. Ce faisant, l’Union s’en tient résolument à sa condition d‘acteur de second rang. Comment ne pas songer à la question cruelle d’Henry Kissinger : « who do I call if I want to call Europe? ». Madame Ashton, vestale d’une politique inconsistante, pourrait alors rétorquer, s’inspirant des vers de Victor Ségalen, qu’égale « aux Génies qu’on ne peut récuser puisqu’invisibles, nulle arme ni poison ne saura venir ou (l’)atteindre ».