par Jean-Sylvestre Bergé, EDIEC
Notre GDR a organisé en juin 2012 ses ateliers doctoraux à Lyon sur le thème de « La fragmentation de l’ELSJ » (travaux publiés à la RTDE 2012, pp. 828-854). Une récente affaire (CJUE, 8 sept. 2015, aff. C-44/14, Espagne c. Parlement et Conseil) relative l’espace Schengen est l’occasion pour l’avocat général Wahl et la Cour de justice de répondre à l’argument de la fragmentation présenté par l’Espagne au soutien de sa demande d’annulation d’une disposition du règlement « Eurosur ».
Retour sur un phénomène et la manière de l’approcher en droit (européen).
Le contexte
Le cadre juridique de référence mis en scène par l’affaire sous commentaire est composé des données textuelles suivantes :
– l’article 4 du protocole (n° 19) sur l’acquis de Schengen intégré dans le cadre de l’Union européenne (ci-après le « protocole de Schengen »), le Conseil de l’Union européenne a adopté, le 29 mai 2000, la décision 2000/365/CE, relative à la demande du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de participer à certaines dispositions de l’acquis de Schengen
– une décision 2000/365/CE qui énumère les dispositions de l’acquis de Schengen auxquelles le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord participe, étant précisé que les dispositions de cet acquis relatives au franchissement des frontières extérieures ne figurent pas parmi les dispositions ainsi énumérées
– une décision 2002/192/CE, relative à la demande de l’Irlande de participer à certaines dispositions de l’acquis de Schengen adoptée par le Conseil en vertu de l’article 4 du protocole de Schengen étant précisé que les dispositions de cet acquis relatives au franchissement des frontières extérieures ne figurent pas parmi les dispositions ainsi énumérées ;
– le règlement (UE) n° 1052/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 22 octobre 2013, portant création du système européen de surveillance des frontières (Eurosur) qui prévoit en son article 1er que « l’échange d’informations et la coopération avec l’Irlande et le Royaume-Uni peuvent s’effectuer sur la base d’accords bilatéraux ou multilatéraux entre l’Irlande ou le Royaume-Uni respectivement et un ou plusieurs États membres voisins ou par l’intermédiaire de réseaux régionaux fondés sur ces accords ».
Le recours en annulation intenté par l’Espagne porte sur l’article 19 de ce règlement qui régit les modalités de ces accords bilatéraux et multilatéraux.
L’argument de l’Espagne
Différents arguments ont été avancés par l’Espagne au soutien de sa demande d’annulation.
L’un d’entre eux porte sur le risque de fragmentation de l’espace Schengen que fait naître cette possibilité pour le Royaume Uni et l’Irlande de conclure des accords bilatéraux ou multilatéraux.
L’avocat Général résume ainsi l’argument dans ses conclusions : « le gouvernement espagnol affirme que la conclusion potentielle de nombreux accords sur le fondement de l’article 19 du règlement aggraverait la fragmentation du système Eurosur et que des mesures spéciales d’adaptation devraient dès lors être prises pour en garantir la cohérence » (para. 17).
L’analyse de l’Avocat général
L’Avocat général Wahl a réfuté cet argument au terme d’une analyse fouillée (conclusions, para. 45 à 55).
Entre autres développements, on peut lire que : « Il en résulte qu’une éventuelle fragmentation du système Eurosur ne serait pas, à mon avis, le fruit des accords conclus en vertu de l’article 19 du règlement nº 1052/2013, mais plutôt la conséquence inévitable des dispositions du droit primaire relatives à l’espace Schengen. L’article 19 tente tout au plus de limiter et de rationaliser cette fragmentation en posant certaines conditions spécifiques et transparentes pour la conclusion d’accords bilatéraux et multilatéraux échappant au champ d’application d’Eurosur. En effet, en l’absence d’une disposition telle que l’article 19, les États membres seraient encore plus libres de conclure des accords internationaux sur le partage d’informations relatives à la surveillance des frontières ».
L’analyse de la Cour de justice
Quant à la Cour de justice, elle recourt pour rejeter l’argument à l’expédient suivant : « La circonstance que l’institution de formes limitées de coopération puisse conduire à une fragmentation des règles applicables dans ce domaine, à la supposer établie, n’est pas de nature à remettre en cause cette conclusion, étant donné que la mise en œuvre d’une coopération renforcée conduit inévitablement à une certaine fragmentation des règles applicables aux États membres dans le domaine concerné » (para. 45).
Un commentaire
Sans chercher ici à entrer dans le détail de la question de fond soulevé par la possibilité offerte aux pays tiers à l’espace Schengen de prendre part, par le biais d’accords bilatéraux ou multilatéraux, au dispositif d’échanges d’informations mis en place par le règlement Eurosur, il est intéressant de formuler quelques remarques en guise de commentaire :
– l’argument tiré de la fragmentation de l’espace européen n’est pas reçu par l’avocat général et la Cour de justice comme un moyen de droit susceptible d’emporter en tant que tel l’annulation du texte dont la validité est mise en cause ;
– il surprend en ce sens que ces contours sont mal définis : un renvoi indirect et maladroit à ce qui pourrait être son contraire, c’est-à-dire le principe de cohérence du système juridique de l’UE et qui présente de nombreuses zones d’ombre (pour mémoire sur ce sujet : V. Michel (dir.) « Le droit, les institutions et les politiques de l’Union européenne face à l’impératif de cohérence », Presses universitaires de Strasbourg, 2009) ;
– il surprend surtout de par son usage dans un contexte ELSJ (et ici Schengen) fortement fragmenté et que, paradoxalement, la conclusion d’accords bilatéraux ou multilatéraux de pays non participants peut chercher à réduire.
En un mot, la fragmentation du droit applicable est un phénomène produit par l’espace européen et spécialement ici par l’ELSJ (et bien au-delà, dans le contexte international, pour mémoire sur ce sujet : La fragmentation du droit applicable aux relations internationales – Regards croisés des internationalistes privatistes et publicistes (dir. Scientifique : M. Forteau), Ed. Pedone, 2011).
Mais la fragmentation du droit applicable n’est pas la fragmentation du droit tout court, c’est-à-dire celle de l’ordre juridique.
Au juriste de développer les outils nécessaires à une approche de l’application du droit au pluriel.