Les commentaires du feuilleton politico médiatique accompagnant le feuilleton du Brexit ne sont pas à la hauteur de ses enjeux. Les mêmes qui stigmatisent les mensonges et approximations de la campagne référendaire britannique, trouvent logique de sacraliser le procédé référendaire qui l’a conclue, comme si cette technique était un modèle à révérer dans une démocratie accomplie. Elle appelle pourtant presque par nature de prendre de telles libertés avec la vérité.
Oublieux qu’ils sont des conditions dans lesquelles les « non » de 2005 s’étaient agrégés, ils persistent à penser que l’on peut répondre de façon binaire à des questions complexes et nourrissent l’illusion démocratique. L’inconséquence de Boris Johnson a-t-elle quoi que ce soit à envier aujourd’hui au « plan B » de Laurent Fabius et mêler les voix de Jean Luc Mélenchon et du Front national avait-il un sens à l’époque ?
C’est dire si les nouveaux chantres de la (dé)construction européenne ignorent l’essentiel. Parmi les questions brûlantes passées par pertes et profits dans le débat et que découvrent les citoyens britanniques, celle de la redéfinition des frontières extérieures du Royaume Uni n’est pas la moindre. Qu’il s’agisse du maintien de situations antérieures, à Gibraltar comme aux abords du tunnel sous la Manche, ou de l’appréhension nouvelle des relations avec la République d’Irlande, les défis sont sérieux. Ils ne sont pas de même nature.
1. La plaie ouverte de Calais
Vu du continent, le Brexit a immédiatement ravivé les polémiques liées à la situation anormale qui prévaut dans la région de Calais depuis plus de dix ans. Au prétexte aisément compréhensible que, le Royaume Uni quittant l’Union, plus rien ne justifierait que la France garantisse sur son territoire le contrôle de la frontière britannique.
La chose est un peu plus compliquée que cela.
En droit, d’abord, le problème est essentiellement placé sous un régime bilatéral et la situation actuelle résulte de la conjonction de différents facteurs réglés par des textes de nature et de portée différente. Le premier de ces facteurs est lié au fait que le tunnel sous la Manche et le trafic l’empruntant réclamaient des solutions particulières en matière de contrôle des flux de personnes, sans parler des contraintes liées au trafic maritime.
Dès 1986 et le Traité de Cantorbery , les autorités des deux Etats, dont François Mitterrand et Margaret Thatcher, avaient convenu de déroger aux procédés classiques de contrôle des frontières. Déconnectant la question de la délimitation de la frontière physique, située en mer sur la ligne de démarcation des deux plateaux continentaux, de celle des contrôles policiers et douaniers, opérés sur le territoire de chacun, respectivement à la gare du Nord et de Saint Pancrace, la coopération bilatérale des deux Etats allait rapidement prendre la forme d’un véritable chemin de croix.
Le 25 novembre 1991, afin de compléter le traité du 12 février 1986, les deux pays signaient le protocole relatif aux contrôles frontaliers et à la police, à la coopération judiciaire en matière pénale, à la sécurité civile et à l’assistance mutuelle, concernant la liaison fixe transmanche, dit « Protocole de Sangatte », texte renforcé par un protocole additionnel relatif à la création de bureaux chargés du contrôle des personnes empruntant la liaison ferroviaire reliant la France et le Royaume-Uni, signé le 22 mai 2000. Ces deux accords visaient à accentuer les moyens de lutte contre l’immigration clandestine, mis rapidement dans l’incapacité de répondre à la situation dramatique de Sangatte, dont la sinistre réputation était justifiée.
Attirés comme des papillons par la lumière pour les raisons que l’on sait par un système britannique vécu par eux comme un eldorado, des milliers de ressortissants de pays tiers, le plus souvent en situation irrégulière et parfois demandeurs de protection internationale aboutissaient en effet à l’impasse du Calaisis. Dans des conditions inhumaines autant qu’indignes, comme la CNCDH eut l’occasion récente de le stigmatiser vigoureusement dans un avis en 2015.
D’où la conclusion du traité du Touquet , en 2003, sous l’impulsion du ministre de l’Intérieur de l’époque Nicolas Sarkozy, permettant de fermer le camp de Sangatte et d’accentuer et de pérenniser la collaboration des autorités britanniques, moyennant compensations financières et humaines. Le tout conservant des conséquences toujours évidentes : enkyster la pression migratoire sur quelques kilomètres carrés situés en France en vue d’un hypothétique passage clandestin vers le Royaume Uni. D’où un renforcement, dans un nouvel arrangement en 2014, des moyens mis en œuvre sans que la pression migratoire se relâche, quoi qu’en prétende l’actuel ministre de l’Intérieur français.
Le plus baroque de cette situation est rarement dénoncé à son juste prix : l’impasse de Calais démontre qu’il est plus facile de pénétrer de façon irrégulière dans l’espace Schengen, ce qu’on fait les migrants présents à Grande-Synthe, que d’en sortir en direction d’un Etat non membre de cet espace, ce qu’est la Grande Bretagne …
Bien évidemment, le caractère strictement bilatéral de cette construction n’a échappé à personne et ce avec une force d’autant plus grande que l’hypothèse d’un départ de la Grande Bretagne se précisait. L’idée d’une dénonciation de ces accords s’est alors posée.
Elle est juridiquement possible, en vertu de l’article 25 §2 du traité franco-britannique qui dispose que « chaque partie peut y mettre un terme à tout moment en informant l’autre par la voie diplomatique, laquelle prendra effet deux ans après la dite notification ». Tout dépendrait alors d’un acte de volonté politique des autorités françaises.
Toujours en droit, la réponse à cette question est moins évidente qu’il n’y paraît. Certes, se dégageant de l’Union, le Royaume Uni a toutes chances de se dégager aussi de sa politique d’asile et notamment du règlement Dublin qui faisait obligation de reprendre les demandeurs d’asile aux Etats par lesquels ces demandeurs avaient transité. Contribuant à permettre aux britanniques de se défausser sur des tiers, malgré quelques gestes timides envers les mineurs isolés justement désignés par la CNCDH, cette situation était scandaleuse mais protectrice de la quiétude britannique.
Il reste que, du point de vue des frontières, la frontière franco-britannique était déjà et demeure une frontière extérieure à l’espace Schengen, dont le Royaume Uni n’a jamais fait partie. Son retrait ne change pas fondamentalement la donne concernant les obligations pesant sur les uns et les autres et d’autres obligations pèsent sur la France.
Ainsi, le Code frontières Schengen, auquel la France est soumise, souligne expressément et notamment dans son article 8 l’obligation de contrôle, même minimal, pesant sur les Etats membres lors du franchissement des frontières extérieures en vue de sortir de l’espace commun… Le tout pour des raisons d’ordre public aisément compréhensibles, indépendamment du traité du Touquet. Que n’a-t-on dit de la libre circulation des terroristes dans l’espace Schengen lors des attentats de Paris et Bruxelles à cet égard …
Au delà de cette situation juridique, dans les faits, il s’ajoute une série de considérations expliquant les prises de position publiques des autorités françaises hostiles à tout changement.
La première est incontestablement liée à la précarité de la situation migratoire en France. Si la lâcheté française sur le front de la crise des migrants de l’année 2015/2016 l’a relativement mise à l’abri de la tempête ayant frappé ses principaux voisins, ce qui est visible dès lors que l’on raisonne en volume et non en pourcentage d’immigrants parvenus en France, Paris entend persister dans ce créneau. Sa crainte est en effet de déclencher un véritable « appel d’air » en dénonçant les accords du Touquet. Cette dénonciation enverrait selon elle un message d’ouverture au monde d’extérieur, quitte à le surévaluer. La difficulté de franchir la Manche demeurant tout aussi grande en pratique avec ou sans coopération franco-britannique, ce message ne se traduirait d’ailleurs pas nécessairement par une amélioration des chances de franchir le Channel. La posture française étant celle de la dissuasion, tout élément allant à l’encontre de cette stratégie est donc proscrit.
La seconde raison est d’ordre sécuritaire. Elle est systématiquement mise en avant par le ministre de l’Intérieur pour balayer les discours qui estiment que les flux migratoires cesseront dès lors que les contrôles au profit du Royaume Uni disparaitront et que les britanniques doivent en quelque sorte « payer » leur sortie. Ce discours est tenu dans l’opposition mais aussi à ses cotés au gouvernement, à entendre le ministre de l’Economie. Incontestablement de ce point de vue, la prise en compte de la traite des êtres humains et des trafics en tous genres, les préoccupations liées au terrorisme comme la sécurisation des lieux et des équipements conduisent au statu quo.
Quitte à mettre en balance les avantages et les inconvénients d’un tel statu quo et d’une dénonciation, malgré le prix politique à en payer auprès de l’opinion publique, la première option paraît avoir été arbitrée si l’on en croit les déclarations concordantes du Président de la République, du ministre des affaires étrangères et du ministre de l’Intérieur. D’autant que la relation franco-britannique n’est pas faite que de cette question et qu’il n’est pas douteux que la partie française tire argument de cette situation désavantageuse pour obtenir compensation dans un autre secteur en discussion.
Enfin, un simple raisonnement de bon sens oblige à la prudence : comment imaginer concrètement un démantèlement des installations portuaires et ferroviaires garantissant actuellement la frontière, au contact de milliers de personnes, immédiatement rejointes par des flux équivalents et prétendant forcer le passage britannique ? Comment envisager sereinement l’hypothèse d’éventuels passages maritimes clandestins à l’image de ceux de la Méditerranée dans l’une des voies maritimes les plus fréquentées de la planète, au seul prétexte de « faire payer » un partenaire défaillant. Les migrants mal traités par la République et refusés par le Royaume Uni ont donc toutes chances de ne trouver durablement que l’appui compatissant des ONG pour toute réponse à leur calvaire.
2. L’imbroglio de l’Irlande du Nord
Vue des îles britanniques, la question la plus sensible est vraisemblablement la question irlandaise. Toute insulaire qu’elle soit, la position des îles britanniques pose désormais problème : deux Etats y disposeront d’un statut différent au regard de l’Union européenne.
Jusqu’à présent en effet, la force des liens qui unissait le Royaume Uni et la République d’Irlande expliquait que, malgré certaines velléités irlandaises contraires, ces deux Etats membres aient adopté une même attitude de refus à l’encontre de l’espace de libre circulation Schengen. D’où une relation transfrontalière très particulière entre ces deux Etats, à la fois de manière générale mais aussi des deux cotés des 500 kilomètres de frontières les unissant et destinées demain, selon toute vraisemblance, à les séparer.
En d’autres termes, la frontière irlandaise deviendrait la seule frontière terrestre extérieure de l’Union avec le Royaume Uni, en réservant la question de Gibraltar, et ceci dans un contexte où, jamais, il n’a existé de contrôle de l’immigration à cet endroit.
Cette relation est faite de deux textes majeurs, l’accord de paix pour l’Irlande du Nord, dit « accord du Vendredi Saint » signé le 10 avril 1998 et, surtout, la Zone de Voyage Commune (Common Travel Area) instituée depuis les années 20 et dont le Protocole sur l’application de certains aspects de l’article 7 A du traité instituant la Communauté européenne au Royaume-Uni et à l’Irlande a officialisé l’importance à Amsterdam, réitérée à Lisbonne.
Son existence signifie que les citoyens britanniques et irlandais circulant entre les deux Etats ne sont pas soumis à des contrôles de passeport, peuvent en être dépourvus mais aussi que les deux Etats ont développé une coopération bilatérale sur les questions relatives à l’immigration et au contrôle des frontières (Amendment Order de 1975).
Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, la République d’Irlande s’était donc alignée sur le refus sans concession du Royaume Uni d’adhérer à l’espace Schengen, considérant que les inconvénients d’un renoncement à la CTA l’emportaient. Néanmoins, dans sa déclaration n° 56 jointe au traité sur l’Union, l’Irlande se déclarait « attachée à l’Union en tant qu’espace de liberté, de sécurité et de justice dans le respect des droits fondamentaux et des différents systèmes et traditions juridiques des États membres à l’intérieur duquel les citoyens jouissent d’un niveau élevé de sécurité » et rappelait « que, conformément à l’article 8 du protocole, elle peut notifier par écrit au Conseil son souhait de ne plus relever des dispositions du protocole ».
Que la frontière séparant l’Irlande du Nord et la République d’Irlande ne soit plus une frontière intérieure aux îles britanniques mais devienne une frontière extérieure de l’Union pose évidemment une question majeure. Pour les 20 à 30 000 personnes qui les franchissent quotidiennement bien sûr mais aussi pour l’Union et les deux Etats concernés.
L’Irlande du Nord ne s’y est pas trompée, qui a voté majoritairement pour demeurer dans l’Union, l’impact économique et politique d’un départ lui apparaissant immédiatement. Que le restant du Royaume Uni ait décidé autrement, les sirènes du départ présentant l’exemple norvégien comme un modèle à atteindre, met chacun désormais au pied du mur.
On pourrait en effet concevoir que, dans l’idéal, une zone de libre circulation aussi grande que possible puisse être maintenue entre les deux parties, comme l’ont prétendu certaines autorités nord irlandaises, mais ce souhait se heurte à un obstacle majeur. La libre circulation des personnes faisant partie intégrante des exigences communautaires remises en cause par le « non » britannique, lequel faisait masse de l’immigration intra et extra-communautaire, il est difficile d’imaginer de céder sur cette question de principe. Y compris pour la partie britannique qui a fait du contrôle de sa frontière extérieure un argument de campagne et qui ne saurait oublier, à l’image de Boris Johnson et Nigel Farage, que la Norvège fait partie intégrante, elle, de l’espace Schengen …
Cette impasse ouvre donc un double risque politique, que l’Union devra assumer car il ne s’agira plus là d’un dossier irlandais mené par des négociateurs irlandais mais d’un dossier européen conduit à ce titre, dans la transparence qui convient. Risque intérieur à l’Irlande du Nord d’abord, tant on sait que la pacification opérée dans les deux dernières décennies doit beaucoup justement à ce régime de libre circulation et tant on peut craindre que le retour de la frontière ravive les tensions sur le plan de la paix civile.
Risque interne au Royaume Uni ensuite tant l’Irlande du Nord commence à mesurer les conséquences concrètes d’un départ de l’Union pour son économie, son agriculture autant que pour sa relation avec le voisin du Sud.
3. La menace de Gibraltar
Vue d’un autre Etat membre, le Royaume d’Espagne, le Brexit relance une autre polémique, celle relative au statut de Gibraltar. Peuplés de 33 000 habitants et d’un nombre non négligeable de singes, ses 6 kilomètres carrés sont placés sous souveraineté britannique depuis 1713 et le traité d’Utrecht.
De la gestion d’une partie de sa piste d’aéroport aux incursions des pêcheurs en passant par l’organisation des élections aux Parlement européen vérifiée par le juge européen, tout est régulièrement prétexte et objet de tensions entre les deux Etats membres, allant parfois jusqu’au blocage de la frontière et de l’accès au territoire. Le Brexit devenu réalité, force est donc pour les protagonistes d’imaginer une solution.
Le point de vue espagnol n’est évidemment, pas de dentelle. Son ministre des Affaires étrangères l’a immédiatement signifié : « il faudra désormais trouver quel type de relation Gibraltar veut avoir ». Sa vision est simple et sa conclusion limpide : « notre formule est celle d’une co-souveraineté britannico-espagnole pendant une période limitée, qui débouche sur la restitution de Gibraltar » à l’Espagne et « la perspective de voir le drapeau espagnol flotter sur Gibraltar se rapproche ».
Les autorités du Rocher, quoique farouchement favorables au statu quo depuis le référendum plébiscitaire de 2002, se résignent donc à explorer des voies leur permettant de conserver leur accès au marché commun européen et leur statut de paradis fiscal, quitte à s’aligner sur la position diplomatique de l’Ecosse. Si le spectre des Malouines s’éloigne après le Brexit, faudra-t-il alors revisiter celui du statut de Hong Kong ?