L’indifférence avec laquelle un monde académique mithridatisé tolère aujourd’hui les contrevérités assénées dans une campagne électorale qui s’égare est désolante pour qui se fait une autre idée de la fonction de ceux qui se prétendent « intellectuels ». A peine sorti de l’ornière dans laquelle les « affaires » avaient ensablé le premier tour, le débat public semble désormais vrillé par la recherche obsessionnelle d’un bouc émissaire dont l’Union européenne ferait les frais. Il marque une prédilection pour les questions migratoires et sécuritaires plus rentables électoralement que les volte-face sur la monnaie unique.
On en comprend le bénéfice : contourner la réalité en la redessinant au gré de ses pulsions, le plus souvent peu avouables même si le naturel reprend souvent le dessus. De façon artificielle, l’enjeu électoral de cette fin de semaine opposerait ainsi « nationalistes » et « patriotes » au sein d’un univers fantasmé, dépourvu de toute rationalité, où le « peuple » affronterait les « élites », ceci dans la démagogie la plus complète et l’attente d’un retour à la lampe à huile et au métier à filer de nos aïeules.
La tenue d’un Blog dédié depuis plusieurs années à la construction d’un Espace de liberté, sécurité et justice et consacré bien trop souvent à en dénoncer les limites autorise les signataires de ces lignes à proposer à ses lecteurs des éléments objectifs de réflexion. Faute d’une réaction d’ampleur de la nature de celle d’avril 2002, appeler à l’intelligence des choses est sans doute le meilleur des réflexes quand la banalisation de l’intolérance et du mensonge tout autour de nous, dans nos cercles professionnels et privés, inquiète.
Parce que l’argumentaire mené généralement en termes de principes et de respect du droit est inopérant ici, puisque ses auteurs prétendent disposer de la capacité de changer le droit et de franchir ainsi l’obstacle, un simple rappel de la réalité factuelle suffit à comprendre qu’elle ne se plie pas si aisément, avec ou sans appel direct au« peuple ».
1. Frontières et sécurité intérieure
Inutile de revenir sur l’impudeur d’une candidate affirmant que, sous sa direction, des attentats terroristes sanglants tels que ceux de Charlie Hebdo et de Toulouse n’auraient pu avoir lieu. Mieux vaut s’attarder sur une affirmation fondée ouvertement sur le lien prétendument établi entre insécurité terroriste et immigration de première ou de seconde génération. A la condition d’avaliser ce postulat, tenir à l’écart ou éloigner du territoire ces « étrangers » (que les coupables n’étaient pas dans les faits) suffirait alors demain à prévenir tout attentat.
a. discours national
Un détail gêne. La grande majorité des criminels impliqués dans les attentats des deux dernières années est de nationalité française, comme Le Monde en a déjà fait la démonstration : 2 bi-nationaux sur 22 terroristes, 14 d’entre eux étant nés en France et 3 en Belgique (Le Monde, 29.07.2016). Mettre en cause la facilité prétendue avec laquelle l’acquisition de la nationalité française accentuerait le risque n’est guère plus convaincant : le preneur d’otages de l’Hyper Casher, A. Coulibaly, était français par le sang. Son père, d’origine malienne, était français depuis 1937 puisque né dans une colonie française … Dans ces conditions, l‘effet d’estrade dissimule difficilement la vacuité du propos et la dénaturation volontaire de la réalité.
De fait, sauf à poursuivre d’autres buts que celui de répondre au terrorisme, les questions de nationalité des personnes n’ont que peu à voir avec une situation totalement nouvelle et particulièrement inquiétante pour cette raison. Une menace le plus souvent d’origine externe dans sa conception et son organisation trouve désormais à se concrétiser sur l’ensemble du territoire européen, le plus souvent par l’intermédiaire de citoyens des Etats membres. Ceux-ci possèdent fréquemment la nationalité de celui qui est visé, sont parfois sortis du territoire national et parfois non. Le terroriste dominant la scène européenne depuis 2014 ne répond donc pas à un profil national ou des mobiles nationaux. Le criminel radicalisé n’agit plus dans une logique nationale qui lui est étrangère mais sur des bases relevant de la religion, de la revanche ou de l’idéologie. Aussi, mettre en avant le critère national comme réponse au problème n’a que peu de sens dans un espace territorial européen largement dénationalisé et le retour au seul cadre national n’est pas davantage en phase avec une réalité criminelle qui s’en est détachée.
Répondre à une menace commune par une autre réponse que commune n’est donc ni fondé ni logique, même si l’entraide européenne ne saurait être la panacée. Elle ne peut, en tous cas, éluder les responsabilités écrasantes et les démissions successives d’une société française niant l’évolution du monde qui l’entoure.
L’instrumentalisation de la crise sécuritaire provoquée depuis deux ans par la vague d’attentats terroristes ne peut en effet dissimuler des défaillances nationales bien réelles, dans chacun des Etats victimes. En France, elles ont été mises à jour avec beaucoup de sérieux par les assemblées parlementaires tant à propos de Schengen que de la lutte contre le terrorisme. Désorganisation des services et inadaptation de la réponse sécuritaire à la crise sont patentes, malgré l’extrême complexité et la nouveauté des formes de celle-ci. Qui peut comprendre d’ailleurs, qu’à l’issue de l’année 2015 nul responsable politique ou administratif de premier rang n’ait démissionné ou l’ait été, au vu du bilan en vies humaines de cette année terrible ?
Le discours ambiant l’ignore, capitalisant ce sentiment fondé de manquement des pouvoirs publics en préférant imputer la défaillance à la construction européenne. Digne d’une cour d’école maternelle, « ce n’est pas moi mais l’autre », cette posture n’est, malheureusement, que la mise en forme et l’accentuation de celui tenu par les autorités françaises depuis 2015 et elle se reflète de façon caricaturale durant certaines auditions tenues devant la commission d’enquête parlementaire faisant suite aux attentats de novembre 2015 (op. cit., tome 2, p. 944) …
b. frontières nationales
Résumer le procès fait à l’ELSJ tient alors à la condamnation prononcée par la candidate d’extrême droite : elle « demande solennellement d’ordonner la restauration effective de nos frontières en vertu du traité de Schengen ». Soit. Passons sous silence l’ignorance, partagée avec un ancien président de la République, de ce que les « accords de Schengen » sont en droit devenus aujourd’hui le traité sur l’Union européenne et le « Code Frontières Schengen ». C’est clairement de la remise en cause de ce droit de l’Union et notamment de l’article 77 TFUE qu’il est question et donc de son éventuel abandon.
Encore qu’il soit nécessaire de savoir ce que signifie cette exigence : s’agit-il de « restaurer » les frontières de l’Etat français ou, plus modestement, les contrôles qui s’y déroulent ? La proposition 24 du programme de la candidate promet de « rétablir les frontières nationales et sortir de l’espace Schengen », mettant ainsi fin à la distinction entre frontières « intérieures » et « extérieures » qui structure notre droit depuis un quart de siècle et donc, une fois encore, à un pan majeur du traité sur l’Union.
Laissant de coté tout débat d’opportunité politique, force est de poser un regard technique sur un tel bouleversement pour juger de sa faisabilité et de son efficacité.
Les contrôles aux frontières intérieures de l’Etat français ont été réintroduits, le 6 novembre 2015, sur la base de l’article 25 du Code frontières non pour faire face au risque terroriste mais pour assurer la sécurité de la COP 21 (Le Monde 24.11.2015). Ce sont toutefois les attentats du 13 novembre qui ont conduit à en faire la première mesure annoncée par le chef de l’Etat, de manière d’ailleurs erronée puisque mentionnant une « fermeture » de ces frontières qui n’a pas eu lieu. Maintenue depuis et malgré les failles ponctuelles de l’affaire Abdeslam ou Amri, la difficulté technique d’une reprise nationale des 285 points de passages autorisés (PPA) aux frontières intérieures est avérée, quand bien même son utilité pratique est évidente et ne souffre pas de débat.
Vanter l’exclusivité de la protection des frontières nationales n’emporte pas davantage la conviction que le refus d’une collaboration policière et judiciaire intégrée, dès lors que l’on prend la peine d’observer la réalité qui nous entoure. L’unanimité des acteurs de la sécurité sur ce point devant les assemblées est parlante. Qu’on en juge sur pièces.
L’Etat membre de l’Union qu’est (encore) le Royaume Uni, hostile par nature à Schengen et à l’ELSJ auquel il déroge sur ce point, a-t-il été protégé du terrorisme par le maintien de ses frontières insulaires ? Ne vient-il pas de subir un attentat aveugle de la même nature que celui du marché de Noël commis dans un autre Etat membre, fondateur convaincu, lui, de cet espace ? Dans le cas de ce dernier, le coupable n’a-t-il pas traversé impunément une bonne part d’un espace Schengen pourtant soumis à des contrôles intérieurs, puisque l’Allemagne les a également rétablis, avant d’être abattu au hasard d’un contrôle de police à la gare de Milan ? La République française, doublement protégée par le rétablissement des contrôles à ses frontières intérieures et les dispositions de l‘état d’urgence depuis 2015, n’a-t-elle pas vécu depuis d’autres attentats meurtriers, à Nice par exemple ?
Comment prétendre alors sérieusement que la frontière étatique protégerait à tous coups dans le monde que nous vivons ? S’en réclamer est aussi irresponsable que s’en défaire.
Là encore, l’objectivité réclame la mesure. Celle-ci renvoie dos-à-dos l’Union et ses Etats membres, les invitant de façon urgente à un examen de conscience : les terroristes se sont joués aussi bien des dispositifs nationaux de surveillance en place que des carences de l’Union européenne. Les travaux de la commission d’enquête de l’Assemblée Nationale chargée d’examiner les suites des attentats de novembre 2015 en témoignent avec beaucoup d’exactitude. Les attentats du Bataclan en sont la meilleure illustration, même si les attentats solitaires comme celui de Nice ou Berlin s’en démarquent. Dans le premier cas, conçu à l’extérieur en Syrie, le projet s’est réalisé en s’appuyant sur une logistique largement basée en Belgique et en mettant à l’oeuvre des citoyens des deux Etats.
Cependant, incontestablement, rehausser le niveau des contrôles aux frontières intérieures est un gage d’efficacité. En témoignent les 85 millions de contrôles aux frontières françaises en 2016 ayant abouti à 61 000 non-admissions contre 15 000 en 2015. Evidemment très loin de tous concerner des suspects de terrorisme, rien n’empêche d’imaginer cependant que certains de ces refus ont contribué à réduire le risque en entravant la marge de manoeuvre de terroristes potentiels.
Tout aussi incontestablement, le défaut de réaction de l’ELSJ a confiné à la naïveté et c’est avec bien trop de retard que l’on a admis dans l’Union la nécessité de structurer les atteintes au tabou de la libre circulation, les administrations nationales se félicitant de leur coté de la liberté qui leur était concédée de conserver leurs prérogatives souveraines et ne poussant guère à se sacrifier sur l’autel communautaire. Manifestement les « mesures compensatoires » et le « déficit sécuritaire » qui avaient présidé hier aux négociations de Schengen se sont satisfaites pour l’essentiel des 70 millions de données du SIS, sans se préoccuper d’évaluation et moins encore d’anticipation des difficultés à venir.
En d’autre termes, la logique économique qui sous-tendait la création de Schengen dès le premier jour l’a emportée largement sur la dimension sécuritaire, principalement centrée sur les frontières extérieures et cela malgré les signes avant-coureurs de la menace.
Tel est l’explication de la lettre conjointe des ministres français et allemand de l’Intérieur, le 20 février 2017, réclamant expressément la possibilité de réintroduire des contrôles aux frontières intérieures pour une durée supérieure à celle de 6 mois et portée à deux ans. Tout simplement parce que nul n’avait imaginé de crise sécuritaire grave autre que ponctuelle, de la nature de celle de la vague terroriste que nous traversons …
Par delà, il va de soi que ce sont bien davantage les modalités de ces contrôles et l’usage systématique d’outils de communication moderne, d’une collaboration internationale et européenne réelle qui sont en jeu et non du repli sur des frontières qui ne peuvent qu’à grand peine canaliser la formidable expansion des flux de la mobilité des personnes. Vingt cinq ans après l’effort d’imagination ayant donné lieu à la création du SIS, un autre défi se profile donc, bien plus complexe que celui d’un rétablissement des frontières intérieures.
Quant à la faisabilité de cette désintégration de l’espace Schengen, son coût a été chiffré, tant par des études du Parlement européen que par France Stratégie. Certes, de manière théorique mais impressionnante néanmoins : un coût fixe de 7 à 19,8 milliards d’Euros en investissement et de 2,2 à 3,6 en fonctionnement annuel pour l’espace Schengen et, pour la France, un coût de 880 millions à 2,1 milliard en investissement et de 151 à 251 millions d’Euros par an. Coûts auxquels il faudrait ajouter ceux liés à l’activité économique dont l’impact est évalué à 0 ,5 % du PIB c’est-à-dire 10 milliards d’Euros pour la France et plus de 100 milliards pour l’ensemble de l’espace. Est-il raisonnable alors d’additionner déficit économique et déficit sécuritaire ?
L’art du coup de menton ne peut donc faire office de capacité politique et le verbe ne masque pas, ici aussi, la pauvreté de la réflexion. Il ne dissimule malheureusement pas non plus les arrières pensées qui l’animent.
2. Frontières et Immigration
L’objectif premier du discours sécuritaire du Front National et de sa dirigeante est aussi ancien que basique à identifier : réouvrir le procès migratoire. Sur un terreau fertile, il suffit d’aviver les peurs et les rejets d’une société nationale en proie à un doute entretenu par les positions complaisantes d’une part non négligeable du corps politique.
Les hérauts d’une nation que menaceraient des assiégeants venus d’ailleurs s’échinent à présenter comme une théorie visant à enfermer des faits dans le carcan d’une explication d’ensemble apparemment cohérente et donc nécessairement vraie. Cette démarche n’est que pure idéologie au sens que Hanna Arendt prêtait à ce terme. Elle vise à réduire une réalité complexe à la « logique d’une idée » (implacablement simple), quitte à la distordre.
a. immigration légale
Loin de toute considération morale ou juridique, une fois encore, la publication annuelle des statistiques nationales et européennes permet à l’observateur de reprendre pied avec la réalité, sans qu’il soit ici question d’autre chose. Pas même de faisabilité, simplement de rationalité. Inutile alors de rappeler le corpus juridique national, européen et international qui privent de tout sens des solutions présentées en termes de « fermeté » et « d’automaticité » et consistent à faire abstraction des piliers de notre Etat de droit, quand on les récuse pas.
A n’en rester qu’aux chiffres, le « moratoire immédiat » sur l’immigration légale promis par la candidate mérite d’être apprécié à cette lumière et sa réduction « à un solde annuel de 10 000 » aussi.
Le ministère de l’Intérieur propose ainsi un état des lieux récent de l’admission des étrangers au séjour en France, allant des années 2010 à 2016. Il permet de mesurer le décalage entre les faits et leur dénonciation. Quoi que l’on puisse en penser, l’augmentation de la délivrance de ces titres dans un pays de 67 millions d’habitants, 30 000 en 6 ans, est loin de « l’invasion migratoire » ou des « pompes aspirantes migratoires » maintes fois stigmatisées et la part de la place de la population étrangère en France demeure stable. La place que tiennent dans ces admissions, dans l’ordre, le regroupement familial, les étudiants et les réfugiés (près de 180 000 cas sur 227 000) rend la proposition d’y mettre fin pour le moins aléatoire si l’on y regarde d’un peu plus près ces trois catégories …
Le ton de la réponse du Front national est pourtant martial : « mettre fin à l’automaticité du regroupement et du rapprochement familial ainsi qu’à l’acquisition automatique de la nationalité française par mariage » (proposition 26). Il suffisait d’y penser. Pourtant, ici encore, le retour aux chiffres du ministère est cruel quant à la possibilité concrète de réduire cet « afflux migratoire sans précédent ».
Sauf à attenter aux droits fondamentaux des citoyens français tels que celui de se marier et celui de vivre en famille, il paraît difficile d’accorder le moindre crédit juridique à de telles promesses. La place que tiennent ces citoyens au cœur des statistiques et leur droit à mener une vie familiale normale est tout sauf négligeable. Approximativement, 20 000 acquisitions de nationalité par mariage (environ un quart) et 50 000 regroupements familiaux concernent aujourd’hui des français, ce constat valant bon an mal an depuis 2010.
Pour ce qui est de l’acquisition de nationalité, les chiffres publiés par Eurostat le 21 avril 2017 ne sont pas sans intérêt. On y lit que 8 % des récipiendaires en France sont membres d’un autre Etat de l’Union et que la France se situe derrière l’Italie, le Royaume Uni, l’Espagne et à quasi-égalité avec l’Allemagne. En 2015, le taux de naturalisation était supérieur à la moyenne de l’UE (2,4 % des résidents étrangers) en Italie (3,6), aux alentours de la moyenne de l’UE en France (2,6), en Espagne (2,6) ainsi qu’au Royaume-Uni (2,2), tandis qu’il se situait en-dessous de cette moyenne en Allemagne (1,5). Quant à la promesse de « supprimer le droit du sol » (proposition 27), elle semble ignorer que la quasi-totalité des Français ainsi stigmatisés sont devenus Français à la naissance parce que l’un de leurs parents au moins avait la nationalité française, notamment pour les générations issues de l’immigration dont les parents ont été naturalisés français. Impasse donc, sauf à distinguer entre« bons » et« mauvais » français, comme au bon vieux temps ?
b. droit d’asile
Reste alors le droit d’asile dont on lit qu’il faut « revenir à l’esprit initial du droit d’asile qui ne pourra par ailleurs être accordé qu’à la suite de demandes déposées dans les ambassades et consulats français dans les pays d’origine ou les pays limitrophes » (proposition 28).
On pardonnera aux auteurs de cette ineptie à la fois leur ignorance de l’alinéa 4 du Préambule de la Constitution qui veut que « tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République » et leur mépris des obligations tirées de la Convention de Genève ou du droit européen. Il leur suffit suffit, bien sûr, de changer le droit, on l’a déjà indiqué et pour autant que cela soit possible. On les excusera moins de présenter comme crédible l’obligation faite à un syrien, à un afghan ou un soudanais, puisqu’il s’agit des 3 principales nationalités protégées en France, de demeurer sur le territoire d’un régime qui les menace de mort ou de torture jusqu’à l’examen de leur demande …
Là encore, les chiffres permettent de rendre sa véritable dimension à la polémique relative à la crise des réfugiés traversée depuis 2014 par l’Union européenne. Quoi que l’on en prétende, la France n’a été que peu affectée par cette crise et ne s’est guère montrée à la hauteur des exigences d’un statut (auto-proclamé) de « patrie des droits de l’Homme » que beaucoup d’autres Etats membres de l’Union pourraient légitimement lui disputer. Au 10 avril, elle avait assumé moins de 20 % des ses engagements de relocalisation …
Au coeur de la crise de l’asile, en 2015, les demandes d’asile se sont concentrées dans un nombre limité d’États membres et cinq seulement d’entre eux ont été responsables de l’examen de plus de 80 % des premières demandes d’asile : l’Allemagne (35 %, soit 441 800 demandes) ; la Hongrie (14 %, 174 400 demandes) ; la Suède (12 %, 156 100 demandes) ; l’Autriche (7 %, 85 500 demandes) ; l’Italie (7 %, 83 200 demandes) et la France (6 %, 70 600 demandes). La modestie de l’augmentation des chiffres en France (+ 6%) doit être rapportée à celle des Etats situés sur la route de l’exil ou visés par les demandeurs de protection : la Hongrie (+323 %), l’Autriche (+233 %), l’Allemagne (+155 %) et la Suède (+108 %).
Une lecture attentive des chiffres publiés le 27 avril 2017 par Eurostat pour l’année 2016 donne un reflet actualisé de la situation, où l’augmentation des chiffres en France s’explique à la fois par le volontarisme des autorités à Calais et la pression des mouvements secondaires notamment à partir de l’Italie. Néanmoins, lire ces chiffres au regard de la pression réelle exercée sur la société d’accueil constitue sans doute l’indicateur le plus parlant : la France accorde sa protection 525 personnes pour 1 million d’habitants, chiffre à rapporter à la moyenne de l’UE ou à celui de l’Allemagne, de la Belgique ou des Etats nordiques …
La description anxiogène des questions d’asile et d’immigration en France mise en scène par la candidate d’extrême droite est donc à la fois biaisée et contraire à la réalité. Elle nie les effets inhérents aux relations qui nous lient encore à notre empire colonial disparu et préfère concentrer une critique décalée, car n’étant plus de pleine actualité, sur une prétendue porosité des frontières.
Optant pour le simplisme, avec d’autres, cette démarche occulte l’ampleur des questions soulevées par non pas ceux qui viennent d’ailleurs mais ceux qui sont déjà là, sur un territoire dont ils sont souvent citoyens.
S’explique ainsi le fait que l’on hésite à interroger les raisons pour lesquelles certains dans les rangs de cette jeunesse issues de la seconde et de la troisième génération de l’immigration finissent par voir dans la religion une utopie de salut collectif autrement plus crédible que celles proposées par des idéologies profanes. Phénomène plus récent, et pour tout dire plus embarrassant pour les faiseurs de systèmes, la tentation du pire n’est plus l’apanage de ces populations aux origines (parfois lointainement) allogènes. Notre société doit désormais compter avec l’émergence d’une radicalité que rien ne peut plus rattacher à un déterminisme « ethnique » ou« culturel ». Le radicalisme dont on sait qu’il peut préfigurer le terrorisme se nourrira, pour reprendre les termes de F. Khosrokhavar, du« fantasme de l’enfermement dans un monde clos et déshumanisé sans espoir de sortie ».
Ce silence volontaire néglige la faillite d’un système incapable de définir les conditions dans lesquelles l’insertion d’une population étrangère dans la société nationale s’opère, en ce compris les efforts qui sont demandés légitimement à cette population. Car, en tant que projet politique, l’intégration a trop intimement à voir avec les conceptions sous-tendant une société, les rapports que celle-ci entretient à son passé, son histoire, son héritage colonial et l’idée qu’elle s’en fait pour imaginer que puisse voir émerger un modèle européen. C’est un lieu commun que de rappeler que la perception de l’immigration et donc de l’intégration ne peut, pour toutes ces raisons, être la même en Espagne, en Autriche, en France, en Italie, au Royaume-Uni, en République Tchèque, en Bulgarie ou en Slovaquie.
A un moment où le multiculturalisme à l’allemande, le communautarisme à l’anglaise ou l’intégration à la française sont, en outre, l’objet de constats d’échec formulés souvent à la hâte sous le coup de revers électoraux ou de l’instrumentalisation de la menace terroriste, il n’est pas sûr que le renvoi à la responsabilité exclusive des Etats membres garantisse le succès d’une politique d’intégration. Au fond, les gouvernements le veulent-ils ou le peuvent-ils alors qu’ils sont chargés de conduire des sociétés fragilisées par la crise et particulièrement perméables aux discours prônant un repli sur soi ? En d’autres termes, la politique d’immigration ne saurait être le fruit de la somme de toutes les peurs. Mais qui peut l’entendre alors que les discours de démonétisation de l’Europe sont portés à incandescence ?
Parce qu’il est plus difficile de s’attaquer à la réalité sociale que de jeter des anathèmes en matière migratoire, les outrances du Front national ne sauraient donc retenir l’attention et, moins encore convaincre. Elles se heurtent à la vision d’une société basée fondamentalement sur la tolérance, valeur nationale autant qu’européenne. Elles rendent notre indifférence et notre silence collectif d’autant plus impardonnables.